28 / 07 / 2020
Encore une miette, là, dans le coin de l’îlot central. Éponge main droite, torchon main gauche. Elle se penche, son œil vient balayer la surface du plan de travail. Rien. C’est propre, net.
Encore une miette, là, dans le coin de l’îlot central. Éponge main droite, torchon main gauche. Elle se penche, son œil vient balayer la surface du plan de travail. Rien. C’est propre, net.
La vaisselle maintenant. Le verre, l’assiette, le bol, la cuillère, le couteau. Eau très chaude, beaucoup de liquide vaisselle. Une éponge à deux surfaces : d’abord celle qui gratte pour bien décaper les couverts, puis la douce pour ôter la graisse des surfaces planes. Ça étincelle.
Ses gestes sont précis, chirurgicaux ; on pourrait les croire machinaux, tels ceux d’un robot qui exécuterait la même tâche, jour après jour, année après année. Non : ces gestes sont conscients, appliqués, dirigés par un esprit tout absorbé à sa tâche, désireux de bien faire. De très bien faire. De faire parfaitement.
La vaisselle égouttée, elle l’essuie. Avec un autre torchon que celui qui a servi à essuyer le plan de travail, bien sûr. Vérification, grâce au néon au-dessus de l’évier, que le verre est vierge de toute trace, de toute poussière. Examen passé, les ustensiles du petit-déjeuner rejoignent leur place dans les placards, les tiroirs. Ordre militaire.
Un café maintenant, un expresso. Bien serré. Un Colombien en plus, corsé et suave. Pas qu’elle aime particulièrement les cafés très forts, mais c’est une habitude qu’elle a prise. Ça lui donne un petit coup de fouet, fort à propos le dimanche matin, lorsqu’il faut préparer le repas de midi. Et puis c’est comme ça qu’il les aime, lui.
L’expresso terminé dans le silence quasi sépulcral de la cuisine, la tasse nettoyée et rangée, elle vérifie l’heure à l’horloge en cuivre qui trône en face de la fenêtre de la cuisine. Un cadeau de ses parents à lui, pas très en accord avec le reste de leur mobilier, mais elle s’y est faite. Trois heures trente avant que midi sonne, parfait. Elle va pouvoir se mettre à la préparation du déjeuner.
Le repas du dimanche midi, c’est sérieux. Ça vient de sa famille à lui ; chez elle, on n’y a jamais accordé d’importance. Au contraire, chacun se préparait ce qu’il voulait, piochait dans le réfrigérateur, ou même grignotait sur le pouce un morceau de pain et du fromage. Mais chez lui, un dimanche midi, c’était forcément apéritif-entrée-plat-fromage-dessert. Et attention : un plat de viande ou de poisson, pas juste un pâté en croûte ou une pizza. Si au début de leur relation, cette coutume, sans doute issue d’un milieu judéo-chrétien ouvrier pour lequel le dimanche midi revêt quelque chose de sacré, l’avait passablement agacée, aujourd’hui elle s’y prête de bonne grâce. De très bonne grâce.
Le menu du jour, ce sera bouchées-à-la-reine en entrée, avec des ris-de-veau s’il-vous-plait, puis un très traditionnel poulet rôti accompagné d’une jardinière de légumes – faite maison bien entendu –, suivi d’un petit Brie de Meaux qu’elle espère à point, pour terminer sur des îles flottantes.
Tous les produits sont frais, viennent du marché de la Place de la Mairie, ou des petits commerçants du village. Pas question de mettre les pieds dans un supermarché. Il a toujours dit que les supermarchés étaient les temples de la malbouffe, de la kilocalorie gratuite, de la culture du sucre et du gras, du bourrage de crânes à notre insu.
Le ballet débute, sobre, silencieux, parfaitement exécuté. Pas un bol qui s’entrechoque avec une assiette, pas un œuf qui s’échappe d’une main distraite et qui se brise au sol, pas un nuage de farine qui s’élève d’un saladier. Les gestes s’enchaînent, d’une précision et d’une rigueur extrêmes. Sans hâte, mais sans lenteur excessive non plus, les plats se constituent les uns après les autres.
Parfois, d’un geste vif, elle goûte une sauce, une crème, un assaisonnement. Tout est parfait, aucune correction n’est nécessaire.
À onze heures, elle ouvre la bouteille de vin, un Crozes-Hermitage. Il l’adore. Année deux mille onze. Il s’accordera parfaitement avec la bouchée-à-la-reine et le poulet rôti. Pour le dessert, elle a prévu autre chose, un blanc d’Alsace sec et fruité qui fera merveille avec la saveur douce et sucrée des îles flottantes. Il repose à la cave pour le moment, la température sera parfaite au moment de servir.
Midi moins cinq, tout est prêt : le dessert est au frais, le Brie de Meaux se réchauffe doucement à température ambiante, la peau du poulet commence tout juste à craqueler dans le four, et elle vient d’enfourner les bouchées pour trente minutes dans le four d’appoint.
Il ne manque plus que lui.
Curieux, midi et il n’est toujours pas rentré. Il n’a pourtant pas l’habitude d’être en retard le dimanche midi. « L’heure c’est l’heure » lui a-t-il toujours dit.
Attention, ce n’est pas un tyran, un mauvais mari, ou un sale type ; elle l’aime fort, et lui l’aime tout autant en retour. Il a juste quelques manies – un psychanalyste se régalerait sans aucun doute de son pointillisme horaire, de ses lavages de mains sans doute trop nombreux, de son horreur de la saleté et des microbes. Mais peu importe, car au fond c’est une belle personne, qui ne rechigne pas à l’aider à la maison, et qui a toujours à l’esprit le respect de son prochain. Si ce n’est pas l’homme idéal – mais existe-t-il ? – c’est son homme idéal à elle.
Midi dix.
Debout devant l’horloge, elle suit des yeux la course lente mais inexorable de la grande aiguille : quand on est suffisamment concentré, on peut la voir se déplacer, millimètre après millimètre.
Midi vingt-cinq.
Ses yeux piquent. Elle s’ébroue. Elle sent des fourmis dans ses jambes, dans ses pieds. À ses narines parvient l’odeur du poulet rôti au faîte de sa cuisson ; il va vraiment être délicieux ce midi. Sans précipitation mais avec assurance, elle ouvre le four, sort à demi le poulet et l’arrose du jus de cuisson. Il est magnifique.
Treize heures.
Assise face à l’horloge, ses yeux ne voient plus l’aiguille tourner, ses narines ne sentent pas le poulet brûler. Son regard est vide, son visage inexpressif. Elle ressemble à ces statues de cire du Musée Grévin.
Sinon qu’une statue de cire ne pleure pas.
Doucement, comme intimidée par le calme absolu régnant dans la cuisine, une larme coule sur sa joue droite. Elle traverse les sillons des ridules sous l’œil, puis s’attaque au creux de la joue. Elle peine à s’en extraire, puis accélère jusqu’à l’arête formée par l’os de la mâchoire. Elle reste suspendue quelques secondes, et soudain se détache et chute sur la table de la cuisine.
Quatorze heures.
Une épaisse fumée a envahi la pièce, accompagnée d’une odeur atroce de viande calcinée. Les aiguilles ont continué de tourner, la larme a fini de sécher sur la table, ne laissant qu’une petite trace de sel qu’elle nettoiera plus tard. Elle récurera aussi les deux fours, les plats brûlés, elle aérera la pièce, la désodorisera avec ce produit que Monsieur François du bazar lui a vanté et qui fait réellement des miracles. Ce soir, rien n’y paraîtra plus.
Alors elle ira se coucher, seule dans leur chambre à l’étage. Comme chaque soir, elle prendra deux pilules, pour dormir d’un sommeil sans rêves, aussi net que la cuisine et que le reste de la maison. Et demain débutera une nouvelle semaine, où elle exécutera jour après jour les automatismes qu’on attend d’elle : se rendre au travail, entretenir la maison, faire les courses… Vivre.
Si l’on peut appeler ça vivre.
Il n’y a que le dimanche matin qui vaille quelque chose à ses yeux. Le dimanche matin, elle l’attend. Elle sait qu’il va rentrer à midi pile, comme chaque dimanche, après ses trois heures de vélo tous terrains. Elle l’attend en préparant le repas. Il faut que tout soit parfait pour midi, quand il rentrera, tout crotté, et qu’il l’embrassera l’air rieur, la complimentant sur l’odeur qui s’échappe du four, avant d’aller prendre une douche. Alors ils se mettront à table et tout ira bien.
Mais il ne rentre plus.
Dimanche prochain, elle préparera un roastbeef. Ou plutôt un poulet rôti, c’est ce qu’il préfère. Avec des bouchées-à-la-reine en entrée, un Brie et des îles flottantes. Ça va être parfait. Il sera ravi.
[Isère : un vététiste tué lors d’un accident de chasse
Un vététiste de 41 ans qui roulait seul au pied du massif de Belledonne, près d’Uriage-les-Bains, a été tué dimanche matin au cours d’un accident de chasse, a-t-on appris auprès des pompiers.
Selon la gendarmerie, qui s’est voulue prudente sur les circonstances de cet accident survenu peu avant 11 h 30, un homme âgé d’une vingtaine d’années aurait été identifié comme le tireur. Il faisait partie d’un groupe faisant une battue aux sangliers. Le vététiste semblait être équipé de vêtements colorés.
« En l’état, il s’agit d’un accident de chasse », a confirmé le parquet de Grenoble, précisant que l’enquête a été confiée à la gendarmerie pour déterminer les circonstances exactes de l’accident. Le jeune homme à l’origine du tir mortel a été placé en garde à vue pour être entendu. « Il est très choqué », a ajouté le parquet.
C’est un membre du groupe de chasseurs qui a alerté les secours après l’accident. En dépit de l’intervention des pompiers, le quadragénaire n’a pu être ranimé.
Chaque année, il se produit 10 à 15 accidents de chasse mortels en France.]
Par Emmanuel Lamarle