30 / 10 / 2020

LE BLUES DU RATRACK…

Nous, on aime bien son côté gros coléoptère rampant avec ses chenilles. Voire même bousier qui pousse la moitié de son poids devant lui, sauf que là, il ne s’agit pas de déplacer une crotte de gnou mais de l’or blanc.

La dameuse, le ratrack… on peut l’appeler comme on veut, l’engin dégage de la testo, en masse. J’ai toujours vibré sur les grosses sorties d’échappement et sa puissance qui déplace des montagnes ; sans doute mon côté terrassier, qui rêvait d’une tractopelle comme cadeau de noël. Que du délicat. Le genre de machines dont les écologistes font des poupées et les piquent sadiquement avec de longues aiguilles, en bavant

Seulement voilà, le ratrack est venu compléter la liste non exhaustive des babioles non politiquement correctes. Le genre de machines dont les écologistes font des poupées et les piquent sadiquement avec de longues aiguilles, en bavant : moto (gros cube), 4×4 (alors que le SUV a conquis le cœur des bobos), le camping-car de Raymond & Martine (avec sanibroyeur Bluetooth) et surtout, le grand Satan : l’avion. Dommage, on adore aussi l’avion garni d’hôtesses… mais passons et revenons à nos dameuses qui ne sont plus dans l’air du temps à cause d’un bilan carbone calamiteux. Ces machines ont d’ailleurs tellement honte d’elles-mêmes qu’elles ne sortent plus que la nuit, comme des vampires, à la lumière des phares blafards, si possible au plus fort d’une tempête de neige. Elles s’entendent d’ailleurs très bien avec d’autres pestiférés : les canons à neige. Si elles pouvaient se flageller, elles le feraient volontiers en rajoutant des boules à pointes métalliques sur chaque lanière de cuir. Cette regrettable mésestime de soi est, en partie, la faute d’un inquisiteur qui a balancé sur la place publique le pêché capital : le ratrack tourne à plus de 22 litres de gasoil à l’heure ! Une station comme Peyragudes, qui n’est pourtant pas le domaine le plus étendu au monde, consommerait dans la saison 350 000 litres pour entretenir ses pistes. Ça fait combien de pétroliers ça ?

Ces machines ont d’ailleurs tellement honte d’elles-mêmes qu’elles ne sortent plus que la nuit, comme des vampires

Bon, raconté comme ça, le ratrack fonce direct au bucher sans passer par la case aromates. Mais derrière son côté bulldozer, se cache un cœur tendre, une main délicate de dentellière. Son art délicat qui consiste à modeler les pistes est assez récent. Tout le monde a visionné de vieux films où des gars bizarres en fuseaux, le bonnet crête de coq, pompes en cuir et lattes en bois (pléonasme) essayaient de se jouer de champs de bosses énormes. À l’attention de certains skieurs-consommateurs actuels qui hurlent à la mort quand traine un pauvre graton sur « leur » piste bleue, il faut rappeler que les runs de l’époque ressemblaient plus à Verdun après la pluie d’obus de la Grosse Bertha qu’à une toile cirée. En ces temps reculés, la flexion de genou et le planté de bâton n’étaient pas encore une vanne des Bronzés mais la seule chance de s’en sortir vivant. Les pistes étaient des champs de mines prêtes à vous faire péter les deux genoux et casser les chevilles (les deux, c’était un package). Les pentes les plus chanceuses étaient damées aux skis ou à l’aide de rouleaux.

Les pistes étaient des champs de mines prêtes à vous faire péter les deux genoux et casser les chevilles

En cet âge de glace, les skieurs tenaient debout, ils conjuguaient souplesse, agilité, décryptage de relief, ruse : des homo skiens. La chute faisait partie intégrante de la descente, c’était un art obligé, comme en judo. Les moniteurs apprenaient d’ailleurs à tomber. Personne ne se plaignait, la neige avait des traces, des bourrelets généreux comme ceux de tante Janine, ça faisait partie du jeu. Avec la démocratisation du ski, sa mécanisation, l’émergence des stations intégrées, le plan Neige… les pistes ont commencé à être entretenues, lissées, domestiquées, bref : damées. N’a-t-on jamais vu un terrain de tennis avec des trous de taupe dedans ? Du coup, le ski a perdu sa part de sauvagerie (de poésie impromptue ?) en découvrant les vertus de la planéité et l’économie de marché (lire : Thomas Piketti, « L’économie des inégalités de rondelles de bâtons, au XXIe siècle ».

N’a-t-on jamais vu un terrain de tennis avec des trous de taupe dedans ?

Le ski parabolique et sa propension à se mettre sur la carre a démocratisé l’appui coupé. Alors qu’il fallait dix ans minimum d’un apprentissage janséniste pour tailler une courbe propre sur la carre avec les anciennes lattes, là, avec un ski carve, Raoul et Bébert sont subitement devenus les kings de la piste, une sorte de quart d’heure warholien version bonnet de laine/moufles/calbute fourré. Seulement voilà, pour exploiter ce nouveau matériel dans les règles de l’art, il faut des billards… damés ! Et puis, comme les gens sont devenus moins physiques, plus consommateurs que sportifs explorateurs, il a fallu transformer la physionomie des pentes à la manière d’un lifting : d’abord à grand coup de pelles mécaniques puis au scalpel (re-végétalisation). Bienvenue à l’ère des boulevards plats comme Jane Birkin, larges comme le pont d’envol du Nimitz. Disparues les difficultés techniques, nivellement par le bas, il faut de l’accessibilité et vendre l’idée que tout le monde peut skier partout : vous êtes des brelles avec vos GoPro mais « just ski it », et même, n’ayons pas peur du ridicule, vous êtes des « heros » (prononcer avec un épais chewing gum dans la bouche) !

Vous êtes des brelles avec vos GoPro mais « just ski it », n’ayons pas peur du ridicule, vous êtes des « heros »

Mais le seigneur de la piste, celui qui amène la touche finale, qui saupoudre le glaçage sur le vacherin, c’est le ratrack et ses chenilles processionnaires. Dans certaines stations, ces machines se déplacent même en escadrilles. A plus de 300 000 euros la bécane, ça fait mal aux caisses enregistreuses qui répercutent logiquement cet investissement sur le forfait. Le job des dameuses représente 10% des dépenses d’une station, après la neige de culture (17%) et les remontées mécaniques (41%).

Cet engin indispensable aux stations est désormais honni par les mouvements verts et une part grandissante de citoyens, vrais protecteurs de la planète bleue ou écologistes de salon. On a vu que ses émissions et son bilan carbone ne jouent clairement pas en sa faveur. Greta, la célèbre activiste suédoise en ferait même des cauchemars, on raconte que des visions récurrentes la hantent : Kässbohrer, Leitner (comme dirait Desproges, ils donnent envie d’envahir la Pologne ces deux-là…) et Prinoth la poursuivent pots d’échappement vomissant des flots noirs de particules, pulvérisent ses toilettes sèches à coups de chenilles et lui brisent les allumettes suédoises. Robert Sabatier (aucun lien de parenté avec Patrick) hurle dans la nuit… Du côté des responsables des stations de ski, on a bien conscience que la dameuse cristallise tout ce que le grand public et certains bien-pensants ne veulent pas voir. En attendant, il faut faire quelque chose pour moins polluer et que, dans le même temps, l’idée d’entretenir les pistes soit acceptable. Et comme souvent en matière d’écologie, la solution peut être pire que le problème initial, exemple grossier : on ferme la centrale de Fessenheim et l’on provoque l’émission de 10 millions de tonnes de CO2 par an à cause de productions d’électricité au charbon ou au gaz.

Greta est poursuivie par des dameuses qui pulvérisent ses toilettes sèches à coups de chenilles

Dès 2013, à Val Thorens, un ratrack hybride a fait ses premières traces en diminuant ses émissions et sa consommation de pétrole arabe de 20%. Une décennie plus tard, force est de constater que le délire de l’hybride a gagné l’industrie automobile mais pas les dameuses. On attend toujours l’arrivée de machines 100% électriques. Mais entre les désirs et la réalité… Le poids de la batterie, le froid, l’autonomie sont des freins à la mise au point et à l’exploitation. Et les chamois se prennent les pattes dans les rallonges. Leurs avocats ont déjà remporté des procès tonitruants, sans appel… Après avoir consulté les oracles, les pontes de Domaine Skiable de France ont placé tous leurs espoirs dans la dameuse à hydrogène dont les premiers prototypes devraient voir le jour d’ici cinq ans. D’ici là, ils se déplacent avec un puissant spray répulsif anti-écolo (on déconne, depuis les annonces d’octobre 2020 les rapports sont plus apaisés).

Les chamois se prennent les pattes dans les rallonges. Leurs avocats ont déjà remporté des procès tonitruants

Une fois que cette machine décarbonée sera au point et à même de répondre à l’usage particulier d’un travail en altitude, dans le froid, elle devra peu à peu remplacer les flottes de dameuses traditionnelles dont la durée de vie est de quinze ans. On voit bien, que si la volonté de bien faire est là, le changement sur le terrain va prendre un peu de temps… Et d’après ce que l’on a vaguement compris à l’hydrogène, il y en a deux sortes : le vert, produit à partir d’énergies renouvelables et l’autre, le Satan, issu des énergies fossiles. Il faudra donc trier le grain de l’ivraie.

En attendant une innovation salvatrice, les stations font confiance à leurs chauffeurs assistés par des GPS (il donne l’info sur les hauteurs de neige) afin d’optimiser le plus possible le passage des machines, d’économiser sur ce poste et de polluer un peu moins.  Certains dameurs sont des as du joystick, on pense notamment à ces pilotes orfèvres qui entretiennent les pistes de Courchevel, un exemple que nous envient les stations de la galaxie : tous les matins, c’est « fin velours côtelé » de haut en bas, franchement exceptionnel. On doit nos plus belles courbes sur piste à tous ces hommes, sculpteurs de reliefs qui ont un sacré coup de lame.

On pourrait moins damer et laisser certaines pistes prendre de l’âge, des bosses, des rides, des bourrelets

Quelques coups de cœur nous reviennent spontanément : la piste du Kandahar à Garmisch-Partenkirchen, la Tofana full speed à Cortina, Lognan aux Grands Montets et l’une de nos préférées, la Georges Mauduit à Méribel un rollercoaster où l’on embarque du sommet de la Saulire jusqu’aux Allues. De vrais circuits de formule 1 mis en musique par les dameurs. Alors oui, ces ratracks sont sans doute un peu trop voyants/bruyants/polluants dans nos montagnes. En attendant qu’ils deviennent un peu plus vertueux, on pourrait, peut-être, un peu moins damer et laisser certaines pistes prendre de l’âge, des bosses, des rides, des bourrelets afin d’épargner un peu notre planète et retrouver un ski en relief moins aseptisé. Mais ça nécessite un esprit joueur, un état d’esprit pas toujours partagé. Certaines stations le font déjà en laissant des zones non « travaillées » qui cohabitent avec les « billards ». Ou alors, créer des stations sans damage ? Mon assistante ukrainienne me susurre dans l’oreille que ça existe déjà : ça s’appelle La Grave.

Franck Oddoux


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