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Le journal d’un homme qui est en train de perdre la mémoire…
Lire L’alpiniste errant, c’est un peu désarçonnant. Extérieurement, le bouquin ne présente aucun signe distinctif : on sait juste en s’en emparant qu’on va en prendre pour plus de 200 pages de randonnées alpestres, d’escalade, d’alpinisme, d’errances physiques et spirituelles. Du classique de la littérature de montagne quoi, écrit par un gars qui en a arpenté un paquet, de montagnes, et pour cause : Fernando Ferreira accuse plus de 35 ans d’alpinisme, et n’a ni sa plume ni son œil dans sa poche. Auteur de livres, d’articles, de topo guides, d’ouvrages photographiques, l’homme est empli de montagne jusqu’à ras-bord.
Mais juger sur l’emballage serait une grossière erreur, et on le comprend vite en lisant les premières pages, notamment cette introduction présentée comme la préface de l’éditeur : « Ce manuscrit est la retranscription intégrale de deux carnets Moleskine retrouvés fin mai 2016 en Corse. […] Abîmées par l’humidité, beaucoup de pages étaient illisibles, complètement ou partiellement. [...] L’intégralité des textes restaurés est reproduite dans ce livre, sans retouche, ni correction. »
La verticalité (avec les falaises), l’horizontalité (avec les femmes)
Et là, en tournant les premières pages et en lisant le début du premier carnet, on se rend compte qu’on vient d’embarquer pour un drôle de voyage. Car effectivement, ce texte qui va nous accompagner – à moins que ce ne soit nous qui l’accompagnions ? – pendant quelques heures est un texte à trous. Des mots, des phrases, des paragraphes manquent à l’appel, et peuvent nous laisser en plan au beau milieu d’une tirade. C’est spécial, étrange, déstabilisant. Certains diront que c’est dommage. Mais c’est parce qu’ils n’ont rien compris.
L’alpiniste errant, c’est la retranscription d’un journal intime sur une période de trois mois, le journal d’un homme qui est en train de perdre la mémoire. Son cerveau est touché par une saloperie qui efface petit à petit des pans entiers de ce qu’il a vécu. Et peut-être pour vivre une dernière fois avant de se perdre totalement, il erre dans les montagnes corses, et se perd physiquement pour mieux se retrouver mentalement – à moins que ce ne soit pour se perdre physiquement avant de se perdre mentalement ?
C’est voyager dans une Corse hivernale hostile…
Toujours est-il que pendant cette errance, il écrit, chaque jour. Le narrateur retranscrit ses journées, pourries la plupart du temps, avec de ci de là une fulgurance – comme dans la vraie vie quoi –, et il revit aussi ses escapades alpinistiques, charnelles et amoureuses ; il revit, en fait, ce qui l’a motivé dans la vie pendant tant d’années : la verticalité (avec les falaises), l’horizontalité (avec les femmes), et l’infini (avec LA femme).
Lire L’alpiniste errant, c’est voyager. Voyager dans une Corse hivernale hostile, où il est possible de mourir à 5 km d’une route, voyager dans le monde de l’alpinisme, avec ses batailles, ses rituels, son esbrouffe, sa pureté aussi, voyager dans les brumes de l’amour, l’amour physique, celui qui fait du bruit, qui sent, qui transpire, mais aussi l’amour absolu, celui que beaucoup ne font qu’effleurer et que seulement quelques élus ont la chance de vivre à bras le corps, pour un temps… car rien ne dure éternellement.
Ce livre est une pierre brute
Lire L’alpiniste errant, ce n’est pas prendre un grand bol d’air pur, s’enivrer de montagnes vierges, d’arêtes effilées et de bivouacs avec vue (sur quoi ?). Non, lire L’alpiniste errant, c’est finalement se plonger dans ses propres souvenirs, les confronter à ceux du narrateur, combler les vides, les manques, essayer de se souvenir, soi-même, de ses expériences, de cette première fois, de la fois la plus intense, de cette impression de vivre pleinement qu’on a pu éprouver suspendu dans le vide, juste retenu par cinq doigts, ou en bout de course d’une glissade, à deux centimètres de la bascule vers une barre rocheuse, ou au bord de l’apoplexie, à deux doigts de la jouissance imbriqué à l’amour de sa vie. Et combien de fois, au juste, ai-je fait l’amour dans ma vie ? Et l’Amour ?
Oui, lire L’alpiniste errant, c’est voyager entre le rire et le vague à l’âme, entre l’espoir et la résignation ; c’est un voyage souvent plaisant, parfois frustrant, mais tellement vrai, sans filtre, sans cette couche, ce vernis de romance, de bienséance, de bien-pensance que l’on trouve généralement dans les récits illustres de conquêtes sportives. Ce livre est une pierre brute, il en revient à chacun de la tailler comme il le souhaite : les superficiels n’y verront qu’un récit d’aventure de plus, mais avec des trous, les fouineurs l’utiliseront pour combler leurs propres vides…
Et finalement, une fois la lecture décantée, la question que l’on se posera, c’est « Qui se souviendra
envies, de ces espoirs,
passage l’auteur, Fernando Ferreira
vivons, aimons, jouissons
trop tard.
Emmanuel Lamarle