19 / 10 / 2020

GR20 express

Du poil, des plumes, des écailles sur le plus célèbre chemin de Corse. Quand tout dérape et que l'on se rapproche dangereusement de "Délivrance" dans la jungle du GR20…

« …Je cours… je cours… je cours… les balisages rouge et blanc défilent devant moi, s’enchaînent, se fondent les uns dans les autres… je fonce… j’accélère… je sens son souffle chaud se rapprocher… j’accélère encore… je pense à Leonardo Di Caprio dans The Revenant… j’ai pas envie de me prendre un coup de griffe… je suis nul en mode survie… je vais y rester…. le sentier descend de plus en plus, je ne cours plus je vole, je ne touche plus le sentier, j’effleure les pierres qui roulent toutes seules dans la pente… je l’entends qui grogne derrière, j’ai maximum 15 secondes d’avance, il va me rattraper… il est quand même vif ce con pour son gabarit de videur de boîte de nuit…

Au top de la chaîne alimentaire, le dernier maillon avant le steak haché…

je crois même que je l’ai croisé un soir au Via Notte night-club de Porto-Vecchio ?… il soulève allègrement ses 150 kilos de fourrure et de graisse, il court comme un lapin sous « gravité lunaire »… je déteste les ours, des traîtres avec leur coup de la peluche toute mignonne qu’on te refourgue pour dormir quand t’es petit alors qu’en vrai ce sont des tueurs, au top de la chaîne alimentaire, le dernier maillon avant le steak haché… il faudrait que j’arrive à le semer avant la rivière… me jeter dans la rivière… sinon il va me faire la peau, exprimer sur mon corps menu et sensible sa passion pour la taxidermie… il faut que j’arrive jusqu’aux bergeries de Ballone … putain d’ours !… la rivière… merde elle est en crue… l’orage d’hier soir… je suis cuit… l’ursidé va me bouffer à la mode tartare… mais qu’est-ce qu’il bave en plus, mon dieu que c’est laid !… je suis mort… non ! pas encore, là l’arbre, le pin lariciu… il me reste une chance : cours Forrest ! cours… ouf ! j’ai réussi à monter assez haut, hors d’atteinte des griffes de la nuit version Grizzly, et il ne peut pas se hisser ce gros lard, le tronc est trop fin pour lui… hahahaha je suis plié de rire… fuck the bear et un gros doigt d’honneur…. hahahahahahahah, putain ! c’est quoi ça le truc qui bouge sur la branche… un serpent… un sarpi (1) black manda corsicus venenus di Niolu… whaaaaaaaaaaa … coup de pompe réflexe dans sa gueule de vipère et hop il plane dans l’air… pour tomber sur la tête du videur du Via Notte occupé à secouer mon arbre… ça ça l’énerve l’ursu (2) enervus de recevoir un reptile carnivore à sang froid sur le coin de la truffe… d’un coup de griffe il découpe le coupable du péché originel, avec la pomme aussi coupable que lui, en une série de rondelles régulières spéciale décoration pour plat de tapas… il a l’air super énervé Ted, j’ai décidé de l’appeler Ted… Ted the bear… ou mieux Teddy, on est presque intimes maintenant… qu’est-ce qu’il fait ? il ne bouge plus, il mijote un truc…

Coup de pompe réflexe dans sa gueule de vipère…

il est là debout, tout droit, les pattes jointes posées sur son gros bide comme pour une prière … on dirait kung-fu panda, en marron… d’un coup il saute en l’air, et enchaîne dans un pivot parfaitement exécuté un magnifique coup de pied circulaire, tobi-mawashi-geri en version originale, et vlan ! il envoie un mega coup de saton dans le tronc… qui grince, tremble, et flanche… et tombe…. je suis catapulté comme une vulgaire James Bond girl sur un siège éjectable d’Aston Martin DB5… et vlan ! je m’écrase dans un épais fourré d’épineux sur l’autre rive de la rivière… ouf ! je suis entier… en face mon pote de poursuite hurle de colère debout sur ses pattes arrières… putain il est grand le con ! j’ai eu chaud aux miches… je rampe pour sortir du fourré… des épines plein la tronche, pour tomber nez à nez avec un museau humide et chaud surmonté d’une paire de cornes… une vache… cool ! je lui caresse gentiment l’entre cornes, je sais qu’elles adorent ça… je sens dans mon dos, pas loin, un souffle brûlant et compact qui vient me heurter la nuque… je me retourne… un taureau… avec ses sabots il gratte le sol… pas l’air content le toru (3)… sûrement le compagnon de la vacca (4)… il a le regard trouble du bovidé jaloux : « quoi elle te plaît ma femme ? »… il n’aime pas qu’on tripote l’entre corne de sa moitié… il a décidé de m’encorner, ça c’est vache, je viens juste de me débarrasser de l’ursidé à cagoule… il avait une cagoule au début l’ursu ?… ça va pas recommencer…

Il n’aime pas qu’on tripote l’entre corne de sa moitié…

démarrage en trombe digne d’un Usain Bolt sous amphétamines… je cours… je cours comme un dératé… le taureau aux fesses… je fuse dans l’air à mach 2… les épines s’enfoncent dans ma peau sous la pression de l’air… putain j’ai mal !… des bergeries… malacella (5) alors ! je suis sauvé… vite j’essaie d’ouvrir une porte… fermée !… une autre… fermée !… je tourne autour des cabanes dans une ronde éperdue pour semer le jaloux qui s’accroche à mes baskets…. dans les yeux rouge sang de mon poursuivant on peut lire « quoi elle te plaît pas ma sœur ? » c’est pas sa femme au frérot ?… je tourne… je tourne… toutes les portes sont fermées… je décide de foncer vers la rivière… me jeter à l’abri dans le torrent… ça nage un taureau ? un doute m’envahit… trop tard ! mon rival me coupe la route, toutes narines fumantes dehors… ça va chier !… quand sautant du toit dans un splendide triple salto avant avec vrille, un renard à la queue magnifique atterrit tout en souplesse entre moi et mon futur tortionnaire dur à cuir duquel on fait de belles ceintures…

Quoi elle te plaît pas ma sœur ?

« cours Forrest ! cours »… putain il parle le renard… « jette toi dans la rivière mon frère et laisse toi porter par les flots » rajoute-il d’un ton sympa mais ferme et qui n’admet pas la contradiction…. faisant diversion le volpe (6) fonce vers le taureau, le provoque avec des « Olé ! Olé Toro ! Olé cabron ! » aux accents espagnols niveau d’étude classe de cinquième, et l’attire en direction du canyon qui monte vers le Capu Ucellu… juste avant de disparaître dans le chaos de blocs il se retourne et me lance d’une voix claire, calme, sans accent espagnol, « s’il te plaît… apprivoise-moi »… et il fonce bondissant de rocher en rocher avec au train de sa queue aux reflets argentés le Toru Jalu sifflant comme une locomotive à vapeur, une intraveineuse de Red Bull volant au vent piquée dans sa carotide… respect le volpe ! petit ce renard mais courageux, quel prince !… je prends mes jambes à mon cou… je me casse la gueule… pas pratique comme méthode, déjà que c’est pas facile de mettre ses jambes autour de son cou, alors pour courir c’est vraiment galère… je me relève et d’une foulée classique je me hâte en direction de la rivière… et je saute… malgré une tentative désespérée pour introduire un minimum de style dans mon plongeon, je m’écrase à la surface de l’eau dans un plat du ventre douloureux… une bande de truites qui passait par là sort la tête de l’eau et éclate de rire… se tape les nageoires en mimant ma prestation acrobatique lamentable…. elles se marrent les pescias (7)… et elles disparaissent furtivement dans les profondeurs de l’eau cristalline… le courant est fort, j’opte pour la planche et me laisse transporter… un peu de rando aquatique… cool !

Un vautour hipster, certes à la barbe élégante et soignée, mais vautour quand même…

les cimes des pins lariciu défilent sur le fond d’un ciel bleu lumineux d’un début de matinée d’un printemps joyeux… quelques rares gros nuages cotonneux flottent nonchalamment dans l’azur… une ombre glaciale vient me recouvrir… et ce n’est pas celle d’un nuage… un Gypaète barbu… il fonce sur moi en piqué et m’agrippe dans ses griffes crochues… eh ! du calme je suis pas encore mort monsieur l’équarrisseur des hautes altitudes… la vacca, c’est vraiment pas de bol ! échapper aux griffes d’un ours pour finir dans celle d’un vautour hipster, certes à la barbe élégante et soignée, mais vautour quand même… et hipster… je gueule pour qu’il me lâche… il continue de prendre de l’altitude…de monter dans le ciel bleu lumineux d’un début de matinée d’un printemps joyeux… quelques rares gros nuages cotonneux flottent nonchalamment dans l’azur… bizarre cette impression de déjà vécu ?… je gueule, mais que dalle… même pas il me regarde du haut de sa barbe parfaitement taillée… on monte toujours… les paysages sont magnifiques… devant nous la Paglia Orba… tout en bas le lac de Calaccucia… au loin le Ritondu… mon pilote longe la crête pour chercher les vents ascendants… mais se fait rabattre par une rafale en embuscade… on descend en vrille…

Pensez aux portes ! armement des toboggans et vérification de la porte opposée !

il tente de redresser, mais on est trop lourds… surtout lui, moi mon rapport de masse corporelle est au top… on continue de descendre, en vrac total… il veut toujours pas me lâcher… je suis tombé sur le premier gypaète de l’histoire amateur de chair fraîche… dans la tourmente j’entends vaguement un « pensez aux portes ! armement des toboggans et vérification de la porte opposée »… d’un coup d’aile désespéré il réussit à nous redresser à temps et à nous faufiler en planant par un petit col étroit en V au milieu d’une crête…. whaooooooo ! FAIS GAFFE AUX MOUFLONS !… le commandant de bord daigne enfin me jeter un regard et me lâche : « quels mouflons ? »… devant nous un groupe de muvri avec leurs muvrini (8) tous jolis posés au niveau du col, pique-nique tranquillement en famille, nappe à carreaux, salade de pois chiches, tomates, œufs durs… ils ont juste le temps de baisser les cornes… on les évite d’un poil… de barbe… mon aéronef biologique reprend le contrôle du vol et remonte… c’est reparti… ma patience ayant ses limites, qu’elle vient d’atteindre, je lui crie un dernier « la barbe, l’altore (9) ! je me casse » avant de lui morde la patte à pleines dents… c’est douillet un gypaète… il me lâche illico et me voilà planant au-dessus du Lac de Ninu… et splash ! encore un plat du ventre… une bande de truites qui passait par là sort la tête de l’eau et éclate de rire, se tape les nageoires en mimant ma prestation acrobatique lamentable…. elles se marrent… vraiment bizarre cette impression de déjà vécu déjà vécu ?… adoptant une brasse coulée fluide je glisse sur l’eau en direction de la rive d’herbe douce et rase… un clapotis régulier en provenance de mes arrières vient intriguer mes sens, je me retourne… un sanglier… que dis-je un sanglier monstrueux… pire un razorback

Je ne me souviens pas avoir récemment caressé le groin d’une quelconque cochonne sauvage

son crawl est efficace, parfaite synchronisation des jambes et des bras, le souffle régulier… il fonce sur moi comme une torpille kamikaze… toute torpille étant de fait un kamikaze sauf à rater sa cible et à errer pour toujours dans l’océan… on dirait qu’il m’en veut… pourquoi ? l’aurais-je offusqué par mégarde comme pour le taureau… je ne me souviens pas avoir récemment caressé le groin d’une quelconque cochonne sauvage… ni apprivoisée… ou alors au Via Notte, mais j’avais bu… je décide de prendre la poudre d’escampette, ladite poudre qui, vu le milieu liquide dans lequel je barbote, n’a aucune chance de péter… j’adopte moi aussi le crawl… rapidement, eu égard à mon meilleur facteur de pénétration dans l’eau, je lui colle quelques longueurs d’avance… qu’il remonte tout aussi rapidement… c’est qu’il a la forme le cignale (10), qu’il s’entraîne dur… j’envoie un dernier run à fond, je donne tout ce que j’ai… je lui remets quelques longueurs dans ses gencives de porc et je sors le premier de l’eau…

La charcuterie ambulante est presque sur moi, elle grignote les talons de mes Hoka one one…

je jette mon bonnet de bain et ma combinaison de nage, j’enfile mes chaussures de course, je récupère un nouveau dossard… et je fonce en direction du refuge de Manganu… je cours… je cours… mais le cochon en furie avec sa prothèse dentaire de tyranosaure remonte dossard au vent… il va me rattraper… j’entends un hennissement à ma droite… c’est quoi encore… des licornes ? non ! Dieu du ciel une horde de chevaux sauvages… la charcuterie ambulante est presque sur moi, elle grignote les talons de mes Hoka one one… y’a de l’echo ?… les cavaddus (11) hennissent…. c’est un signe ?… idée !… et hop ! d’un geste parfaitement maîtrisé j’enchaîne un virage à 90°, genre dérapage au frein à main avec une deux chevaux, qui laisse baba le singularis porcus… emporté par sa vitesse Babe le Barbare rate sa courbe et part dans une série de tonneaux digne d’une cascade de bagnole dans Mad Max… les chevaux broutent… peinards…

Enfourchant la bête, montée à cru, à la tartare dans le menu

je saute sur le premier venu… en l’occurrence une jument… et ce bien que mon éducation m’interdise de sauter sur la première venue… mais les circonstances « de vie ou de mort » autorisent certaines entorses au règlement… enfourchant la bête, montée à cru, à la tartare dans le menu, on part au galop au milieu des pozzines, tout le troupeau derrière nous… c’est beau ! c’est poétique tous ces chevaux au galop au milieu des étendues d’herbe adoucie par un vent timide et frais… une ombre me recouvre sur mon fier destrier… je la reconnais… je lève la tête… putain ! à califourchon sur le gypaète l’ursu entame un piqué vrillé maîtrisé en ma direction … des éclairs sortent de sa gueule recouverte d’une cagoule noire… le tonnerre explose… »

Les vaches sont cools mais il faut se méfier des taureaux jaloux par essence

Whaooooooooo ! Je me réveille d’un bond dans ma tente, ma tête perlée de sueur froide heurte la toile imbibée de pluie glaciale. L’orage fait rage. La montagne rugit sous les coups de semonce des éclairs. Je respire un grand coup : c’était un cauchemar… Il n’y a pas d’ours en corse depuis cinq siècles, pas de serpents vénéneux, les truites se moquent de personne, les renards n’ont pas lu Saint Exupery, les chevaux sauvages ne se laissent pas monter à cru, on croise des mouflons mais rarement avec un panier de pique-nique, les vaches sont cools mais il faut se méfier des taureaux jaloux par essence, et en général les sangliers qu’on voit de plus près sont ceux en puzzle dans le civet qui leur est dédié. Pas bêtes les bêtes, elles évitent de nous croiser au maximum et attendent avec patience la fin de la saison pour emprunter à leur tour le GR20 comme moyen de communication… Je me recouche et j’essaie de me rendormir dans le silence revenu, l’orage a changé de vallée. Puis d’un coup, un cri… horrible, d’animal blessé à l’agonie en fin de vie, vient fendre la nuit… celui d’un de nos compagnons de sentier aux ampoules de pieds en feu aussi illuminées que la tour Eiffel un soir de nouvel an… et qui tente de mettre ses godasses pour aller au petit coin… « Oh puntarolu (12) ! Qué capra té asinu (13) !… être parti avec des chaussures neuves ».

Par Fernando « Féfé  » Ferreira. Illustration : Gerald*©2020


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