27 / 08 / 2020
Ça s’annonçait comme une grande fête du trail, une virée extraordinaire dans un magnifique désert sud-américain. Rien ne s’est passé comme prévu. Des grains de sable se sont glissés dans l’organisation : une tempête ? Une première édition, c’est comme sa première fois, souvent décevant. D’autant plus vrai lorsque l’on a payé en tant que coureur une somme capable de faire vivre un village du Bangladesh pendant 10 ans. C’est l’histoire d’une dérive, que Joseph Conrad n’aurait pas reniée, une version « d’Au cœur des ténèbres » en roue libre, avec des aventuriers bardés de stickers de sponsors. Voici un récit sans censure, une vision de cet ultra totalement troublée par la faim qui a taraudé les journalistes habitués aux salles de presse feutrées, aux pots de vin et traitements VIP. Quand le terrain vous claque la figure.
Texte + photos : El Gringo F.Oddoux.
GRANDES MANŒUVRES
« Vous sentez cette odeur ? Vous sentez-ça ? C’est du Napalm fils. C’est une odeur unique au monde. J’adore l’odeur du Napalm le matin. » (1)
Le « captain » du grand barnum est juché à l’arrière d’un camion militaire qui a les ridelles pendantes (le truck, pas le captain). Aucun doute possible, c’est un conseil de guerre, il s’agit de galvaniser les troupes au moral flétri. La scène a des relents d’Apocalypse Now, celle où l’on va tout faire péter sur la plage. Les militaires péruviens n’attendent qu’un signe pour nettoyer au Napalm les dunes, ils ont d’ailleurs déjà le doigt sur la gâchette. Quelques degrés fahrenheit et les kakis n’entendront plus parler de ces geignards de trailers entrés par effraction dans le désert envoutant d’Ica. Cerné par les tenues camouflage, la voix de la course fait confiance à ses talents oratoires de vendeur de bagnoles pour rattraper une situation devenue surréaliste. Cet ultra trail qui devait être une aventure réglée comme du papier à musique est sorti du sillon : c’est même la grosse embardée.
Les militaires péruviens n’attendent qu’un signe pour nettoyer au Napalm les dunes
On assiste au énième briefing du soir. Ça gueule dans le porte-voix. A défaut de paroles pertinentes, il vaut mieux beugler ; il en reste toujours quelque chose. Mais le public désabusé, ou les escourdes remplies de sable, ne semble plus croire en rien. Même les leaders syndicalistes des coureurs ne contestent plus, comme hébétés, vides de croyance. Leur crédulité en cette course s’est évanouie dans la poussière et les kilomètres déjà abattus à la force du jarret. C’est un public de zombies qui ne croit plus aux annonces, aux promesses d’une organisation à la dérive, poussée par un vent mauvais. La belle machine de l’armée napoléonienne venue conquérir le désert s’est grippée. Comment en est-on arrivé là ? Comment, ce qui s’annonçait comme l’une des plus belles épreuves de course à pied dans le désert, a filé un mauvais coton pour tourner comme un remake du bouquin de Conrad, Au cœur des ténèbres… qui inspira Apocalypse Now ? Plus ça va et plus on sombre. Tout est parti à vau l’eau.
ORGANISATION ?
On a tous plongé dans les sables mouvants, d’abord de manière imperceptible : coureurs, journalistes, organisation… L’attelage initial aurait dû, pourtant, nous donner la puce à l’oreille. Dans un pays où l’on joue plus du fusil d’assaut que de la flute de pan, où le Sentier Lumineux maoïste s’est plus que frotté à l’armée pendant des années, où le seuil de pauvreté touche quasiment la moitié de la population (une grande majorité de péruviens gagne 100 euros par mois), la présence d’une force armée pour un trail était initialement une option respectable. Si l’on considère la distance considérable prévue pour la course à étapes (l’équivalent de Marseille-Kumak) et les besoins en logistique en terre inconnue pour nous les gringos, l’organisation ne pouvait que s’appuyer sur des relais locaux : c’est-à-dire les officiels et les grands démocrates que sont les Rambos version sud Amérique.
Ce ne sont pas les tapettes en short moulants qui vont nous apprendre comment manœuvrer sur le terrain
Le plus haut gradé est le genre de warrior au carré qui dit « oui-oui » à l’interprète et qui fait ensuite ce qu’il veut en donnant ses propres ordres à ses hommes : « ce ne sont pas les tapettes en short moulants qui vont nous apprendre comment manœuvrer sur le terrain ». Entre les promesses de l’organisateur et ce qui se passe sur place, c’est comme lorsque l’on ouvre sa porte suite à un rencard Tinder : la belle plante de vingt cinq piges qui vous a chauffé à blanc en tchat est plus proche de votre grand-mère que de Charlize Théron : un vrai cageot à légumes pas très frais. Manque de préparation de l’épreuve, budget sous-estimé, incompétence, barrière de la langue, gap culturel, format de course trop ambitieux… les explications peuvent être nombreuses au fiasco. Pour l’heure, le trail ressemble à l’enlisement décrit dans le film Fitzcarraldo (2), on va tous finir dingues comme Werner Herzog et son acteur vrillé, Klaus Kinski. Seule différence, la flute de pan a remplacé les grands airs d’opéra de Puccini et Verdi. Les fiers explorateurs, débarqués il y a peu de l’aéroport de Lima, sont désormais affamés, sales, exténués et ont perdu le nord ; pire : le sens de l’épreuve. Dans le bordel ambiant, il s’agit de finir cette course sans trop y laisser des plumes. « L’esprit trail » est troqué contre : « chacun pour soi et Dieu pour tous ». Le désert d’Ica est une jungle sans arbres, juste avec des singes hurleurs nourris à la boisson iso.
LA 7ÈME COMPAGNIE
Ce (très) long trail à étapes doit se dérouler selon les règles fluctuantes du savoir-faire de la FIBÉÉ (Fédération Internationale des Bricoleurs d’Épreuves à l’Étranger). C’est la base : on donne le départ de l’étape le matin, les coureurs rampent dans le sable jusqu’à la ligne d’arrivée, en évitant de se faire mordre par un crotale, pendant que toute la logistique fait un bond en avant, installe les tentes, l’infirmerie, le PC, les transmissions, les cuisines, les fameuses toilettes sèches… bref, tout ce qui constitue le bivouac et la ligne d’arrivée. C’est simplement une stratégie éprouvée, héritée des grandes armées mongoles, turques, chinoises, japonaises, grecs, romaines et même celle du Gondwana (3) ; un b.a.ba historique éprouvé depuis des siècles dont on n’a pas besoin de changer la recette.
Quand on vient de se taper quatre-vingt bornes dans le désert, on a une seule envie, celle de se glisser dans sa tente
Pourtant, cette évidence organisationnelle du bond en avant est foulée au pied. C’est l’inverse qui se produit. Les coureurs arrivent avant la grosse cavalerie ! L’armée, en charge de la logistique, n’a sans doute pas de montre à son poignet, elle arrive systématiquement après la bataille avec ses camions et tout le matériel pour monter le Circus. La ligne d’arrivée est à peine matérialisée et les coureurs doivent attendre des heures, allongés dans le sable, que le reste de la troupe arrive avec le campement. Dommage, car les militaires sont en charge des tentes individuelles des coureurs… Et quand on vient de se taper quatre-vingt bornes dans le désert, on a une seule envie, celle de se glisser dans sa tente pour récupérer, s’hydrater et taper une bonne sieste à l’abri du vent. Où est donc passée la septième compagnie ? Pourquoi les militaires ne sont jamais dans les temps ? Ils se font des séances de manucures ? Boivent des Pisco Sur à la paille en se massant les pieds ?
RÉALITÉ FLOUE
Au fil des jours, les poches sous les yeux s’alourdissent. Les organismes des coureurs sont mis à rude épreuve entre la chaleur de la journée, les frimas nocturnes, le vent qui se lève systématiquement en fin de matinée. Avec les bourrasques, l’ambiance tourne au « Dust Bowl » (4), ce terrible nuage de poussière de plusieurs centaines de mètres de haut qui a dévasté les champs du Kansas en 1930. Ce vent démoniaque charrie une poudre de sable qui s’incruste partout, y compris sous les dents : ça crisse et ça ponce le moral comme du papier de verre. Il n’y a pas vraiment de parade pour s’en protéger, c’est comme un poison insidieux, ça tue à petite dose. Du côté des photographes et des cameramen, c’est le nervous break down : les objectifs hors de prix craquent sous l’effet du sable, les couteux ordinateurs tombent en carafe, les yeux de verre se rayent, ça gratte à l’entrecuisse. On commence à faire les comptes en imaginant le montant des futures factures des réparations…
le plaisir délicat des toilettes sèches, véritables insultes aux narines et pur déclin de l’humanité
Finalement, ceux qui en apparence encaissent le mieux, ce sont les coureurs, même si leurs magnifiques oripeaux du début ont désormais l’air de guenilles. Certains logos de sponsors sont décousus et pendent : leurs discours publicitaires semblent soudainement à la fois dérisoires et complètement décalés dans cette fin de monde.
Nous sommes dans un camp de gitan, à la différence que ces roms ont payé une petite fortune pour manger leurs propres lyophilisés et connaitre le plaisir délicat des toilettes sèches, véritables insultes aux narines et pur déclin de l’humanité. Les frais d’inscriptions dépensés par ces happy few du désert pourraient financer l’installation d’une piscine à vagues avec SPA Deluxe sur la face cachée de Saturne.
LES COUREURS ÉLITES ENTRENT EN SCÈNE
Les quelques coureurs élites ne font pas de quartier, ils se tirent la bourre, ils ne sont pas là pour jouer les utilités. Chacun espère afficher la victoire de cette première édition à son palmarès. Mais comme en football, sauf exception, à la fin, ce sont toujours les allemands qui gagnent. Les courses dans les déserts, c’est pareil, à la fin, c’est toujours Rachid El Morabity qui emporte la timbale. La légende rapporte que Rachid est né dans un bac à sable, il aurait des pieds de chameau qui l’empêchent de s’enfoncer dans les dunes. Léger comme une plume, il n’aurait besoin que d’une demi-datte pour se sustenter au bivouac alors que les vikings européens engloutissent 6000 calories à chaque arrêt au stand : même lyophilisé, le saintdoux… c’est lourd.
Les courses dans les déserts, à la fin, c’est toujours Rachid El Morabity qui gagne
Dans une course en autonomie où il faut se trimballer toute la nourriture dans le sac, ça fait une sacrée différence… Derrière le tapis volant Rachid, un local de l’épreuve a été sorti de derrière le tas de quinoa : Remigio Huaman. Même si l’on s’était juré de ne rien publier sur le physique des gens dans LicenceToWrite, force est de constater que ce jeune homme a bien une tête d’Incas, pas de doute. Il a certainement une maison secondaire au Machu Pichu, voire un trésor caché quelque part en montagne. En tout cas, il est certainement né sur les hauts plateaux car son organisme est gorgé de globules rouges : il fuse comme une flèche d’indien, un grand talent.
LIMA, LE TAS DE POUSSIÈRE
Tout avait pourtant bien commencé sous les meilleurs auspices. L’organisation avait tout de suite vu en nous des VIP. Trois lettres qui permettent de riper du vol en bétaillère à la business classe : Paris- Lima le cul dans un Airbus. Champagne à gogo, grands crus et hôtesses chaudes comme des baraques à churros. Malheureusement, l’abus de MDA (5) est à l’origine de rêves très éloignés de la réalité. C’est bien dans la bétaillère que nous avons traversé l’Atlantique, nourris à coup de clubs sandwichs industriels et soignant notre bilan carbone à rallonge (vous ne comprenez rien, les trailers aiment la planète même s’ils se répandent à longueur de réseaux sociaux en posts écolos bien-pensants…).
Aucune attaque armée, coups de pieds dans le bas ventre ni viols en réunion sur le capot du bus…
Juste le temps de déplier les jambes et hop, on s’entasse à nouveau dans un bus terrestre pour huit heures, pour une petite balade sur la Transaméricaine où, parait-il, des bandes armées ont le bon gout de dévaliser les automobilistes. Ça tombe bien, on a plusieurs milliers d’euros de matériel photo/vidéo, un butin facile. Au son de la musique locale, on traverse l’immense Lima pendant des heures, une ville tout à fait charmante faite de poussière, de bruit et de transpiration. Une riante mégalopole construite directement autour des embouteillages. Limite déçus, nous ne subissons aucune attaque armée, coups de pieds dans le bas ventre ni viols en réunion sur le capot du bus. Le gangsta péruvien s’est ramolli de la gâchette.
OÙ L’ON BOMBE LE TORSE…
Les grandes courses ont toujours ce moment suspendu, celui où tout semble se mettre en place avant le grand saut final dans l’effort : on établit le premier campement, on assiste d’un air pénétré et vaguement inquiet aux premiers briefings, on fait le millième check de son matériel, on se découvre de soudaines douleurs qui minent aussitôt le moral. Le but est d’éviter le bouffon de service, celui qui a lui-même inventé le trail, qui a fait la première édition de telle ou telle course, qui connait tout sur tout, qui a avalé le road book et connait chaque point de règlement par cœur, qui se fourre des suppositoires aux électrolytes effervescents, qui appelle chaque caillou du parcours par son prénom… Le tip du jour : sa jactance est souvent inversement proportionnelle à son talent de coureur. De toute façon, dans quelques jours, il sera irrémédiablement rejeté en queue de classement, invoquant une blessure ou des troubles digestifs peu glorieux l’empêchant d’exploiter tout le potentiel de son corps qu’il qualifie de « machine ». Va-donc chez Midas.
Le bouffon de service, celui qui se fourre des suppositoires aux électrolytes effervescents
Le moment du bivouac est comme la démonstration d’avant match de boxe… mais sans Mike Tyson ni Holyfield. Les coureurs taillés dans des allumettes à coup de tronçonneuses se jaugent, s’observent du coin de l’œil, se côtoient par niveaux. De petits groupes se forment. S’il existait un Bourdieu du trail, il aurait à disposition un épais matériel sociologique pour écrire une thèse de 2000 pages. Dans un coin, le visage fermé, il y a le coureur dont on sait qu’il va jouer sa vie, sa réputation de quartier, dans cette course du bout du monde. Il arrivera sans doute aussi dans le dernier tiers du classement mais lui, il ne se considère pas comme un touriste du trail. Entrainé, il caresse le doux rêve de faire un éclat et se hisser pas très loin des avant-postes. Malheureusement, il est dévasté de l’intérieur par une angoisse acide et l’ampleur du chantier à venir. Lui ne dormira pas la veille du départ. A l’autre bout du bivouac, à part, un groupe haut en couleur se marre, c’est d’ailleurs le seul endroit où l’on semble s’amuser. Instinct grégaire, des trailers asiatiques ont rassemblé leurs tentes façon « cheyennes ». Musique, perruques multicolores, drapeaux, maquillages et déconnade à tous les étages : les asiatiques seraient-ils devenus plus latins que les latins ? En tout cas, eux, n’ont pas oublié que le trail doit rester une chose légère, un jeu.
MÉFAITS DE LA DROGUE
Jusque-là, tout allait bien… jusqu’à l’entrée en scène du sorcier hérissé de plumes et brandissant une sorte de sceptre (dans une version plus fun que celle du pape François). On a cependant un sérieux doute sur l’intervention et les pouvoirs de ce shaman venu bénir la course. A l’issue de son passage, les choses ont curieusement commencé à déraper. Profession shaman. Au Pérou, ça ne choque personne. Ils auraient même le statut d’intermittents du spectacle ou d’homme de religion. Après avoir shamanisé le supermarché local ou un centre de montage de pneus, notre illuminé est venu répandre sa parole divine sur les trailers afin de chasser le mauvais sort. Une belle cérémonie qui aurait sa place en « Terre Inconnue », cette émission de télé réalité qui ne se revendique pas comme telle. Cet homme est clairement plus défoncé que la route de mon village de montagne.
Profession shaman… Au Pérou, ça ne choque personne.
Quand on lui parle de coca, lui ne pense pas spontanément au soda. Déguisé, acteur ou vrai sorcier sans balai ? Le terme « pachamama » revient comme une antienne dans sa bouche. Il n’a pas appris son texte ? Ce mot désigne une divinité, la Terre-Mère, à laquelle il faut rendre grâce. C’est exactement ce que nous nous apprêtons à faire en déboulant à 120 à l’heure dans le désert d’Ica avec des camions et des gros 4×4 fumants et hurlants. Au bout d’une heure de happening gesticulatoire shamanesque, on aimerait lui commander des tacos avec un supplément guacamole/cerveza mais visiblement, ça pourrait jeter un froid. On mangerait pourtant bien quelque chose…
CECI N’EST PAS DU SEXE
Pour se mettre en appétit avant le banquet du soir, certaines traileuses se jettent devant les appareils photos des journalistes désœuvrés, en quête du cliché à publier absolument sur les réseaux sociaux, afin d’annoncer le début de la course (et accessoirement dire : regardez les loosers dans vos banlieues, moi je suis au Pérou !). Certains photographes ont dû s’asperger d’Axe car les traileuses, pas farouches, sont en brassière, et prennent des poses suggestives. Rappelons : ce récit se déroule avant #meetoo, à une époque où la drague ne se payait pas cash par 20 piges fermes de Guantanamo avec option chaine et boulet de 20 kilos. Erreur de jugement, ce n’est pas de la drague mais du marketing. Alors que le mâle se laisse immanquablement piloter par sa région en dessous de la ceinture, la « traileuse influenceuse » est nettement plus cérébrale et calculatrice. Où le photographe voit du sexe, l’instagrameuse voit du placement produit. Et le produit en question, c’est la brassière. Bingo ! Le piège à objectifs a fonctionné. Le produit en question fera le tour du monde. Tout bénéfice pour la marque qui a fait une dotation, brossé la traileuse dans le sens du poil en lui disant qu’elle est ambassadrice, lui donnant droit de taper dans le plateau de Ferrero Roche d’Or à la soirée de l’ambassadeur du running.
Où le photographe voit du sexe, l’instagrameuse voit du placement produit.
Il est beaucoup plus dur d’être journaliste et/ou photographe sur ce genre d’épreuve que de finaliser un Rubiks cube dans son dos, bourré. Il faut en effet déterminer qui l’on va mettre en avant dans ses papiers ou en vidéo, bref, dans ses reportages (même si on l’a totalement oublié, on est là pour bosser…). Pour les élites, c’est facile, ils se déplacent avec une sorte d’auréole brillante au-dessus de la tête et ne flambent généralement pas. Mais comment repérer l’imposteur qui se fait passer pour un gars qui va vite ou le mec qui ne ressemble à rien mais qui est pourtant une bête de course ? Avant le départ, le grand jeu des pronostics va bon train. Sur quel critère s’appuyer ? L’équipement, l’âge, le sexe, la bonne humeur, le volume du mollet ? On a vu de vieux bonhommes habillés comme des guenilles, taiseux et fin comme des brindilles atomiser les classements. Quoi ? Qui a soufflé le nom de Marco Olmo au fond de la classe ? Sur les grandes courses, spécialement celles qui se disputent dans le sable, se glissent au milieu des coureurs venus simplement se confronter à eux même dans le désert, ces fameuses influenceuses qui parasitent la médiatisation de l’évènement. Elles se débrouillent pour occuper l’avant-scène en vendant leur plastique et maitrisant l’art décadent des réseaux sociaux. Dotées d’un égo type A380 version Beluga, leur aplomb et leur joli minois sont leurs meilleurs atouts. Le groupe des femmes blindées complète cette jolie galerie féminine aguicheuse mais pas sexuelle. On veut parler de toutes ces Desperate Housewifes dont le mari est pilote de ligne, chirurgien, notaire, avocat (rarement éboueur ou garçon boucher). Le mari paye sans sourciller les droits d’inscription (l’équivalent de 10 smics) car il sait que pendant que sa femme moule des châteaux de sable en tenue trail, il aura tout loisir de s’envoyer en l’air avec ses secrétaires dévouées. Le pédigrée de ces traileuses bien entretenues ? Elles sont souvent designeuses d’intérieur (je vais souvent à New York), elles font du yoga (les énergies c’est important), du pilates (ça me rend forte), gardent leur Garmin aux soirées chic pour le look talon-aiguille-sportive-extrême.
RÉGIME SEC
Les toiles de tentes sont désormais toutes installées. Le shaman nous a mis un rainbow dans la tête mais ne nous a pas rempli l’estomac. Il faut désormais penser aux agapes, le repas d’avant course, moment de convivialité et de partage. Les coureurs, le staff et les journalistes ne tardent pas à découvrir qu’il n’y a en fait, pas de repas. Ou plutôt : le repas s’est envolé. Les militaires sont passé avant tout le monde et ont englouti tout ce qui sortait de la tente restaurant. Malgré une attente de plusieurs heures, rien à se mettre sous la dent. On s’attendait au minimum à des cygnes farcis, des porcelets à la broche ou plutôt à un ceviche royal, celui avec un tartare de dauphin femelle et ses petits. Rien, nada. Ce fût une belle occasion d’apprendre que le jeûne peut être appliqué la veille d’un ultra, un truc intelligent, très en avance sur son temps, un peu comme survoler l’Atlantique avec un réservoir à moitié plein.
On s’attendait à un ceviche royal, celui avec un tartare de dauphin femelle et ses petits.
Côté journalistes, communément appelés les « pique-assiettes », c’est le grand froid. Quoi, après la classe éco, on veut nous poser un anneau gastrique de force ? L’AFP s’en fou, elle préfère manger liquide. Mais même pas un apéro pour patienter. La grogne monte, certains coureurs expriment leur mécontentement mais il va falloir se rendre à l’évidence : on va se brosser pour la pasta party. Tant qu’à tomber d’inanition, autant le faire à l’horizontale… dans sa tente. Extinction des feux.
LE TRAIL, C’EST ÉCOLO
Le trail est finalement parti. Les coureurs qui piaffaient sur la ligne de départ se sont rués comme une horde sauvage sur les pistes, libérés comme des pur-sang arabes au Grand Prix de Vincennes. Il va falloir tenir la distance et enchainer les jours à pédaler dans le sable, à lutter contre les vents contraires et la poussière vicieuse. Le staff des photographes suit à blinde les coureurs dans de gros 4×4, V6 et V 8 minimum. On lève des nuages de poussière dense et âcre, peu importe, notre pollution se mélange au vortex naturel. Dans le rétro, les coureurs suffoquent, ils sont partagés entre nous insulter et rester magnanimes car les gros 4×4 sont farcis de photographes, l’assurance d’être prochainement dans les magazines de trail : ne pas leur faire un doigt d’honneur tout de suite. C’est Mad Max : Fury Road. L’Impérator Furiosa a sonné la charge : on fonce vers l’inconnu, dans ce désert minéral. La prochaine fois, on colle un guitariste sous ecsta sur le capot. La température monte. La tête de course galope, alors que derrière, ça ressemble à du rollerblade dans un bac à sable.
Le staff des photographes suit à blinde les coureurs dans de gros 4×4, V6 et V 8 minimum.
Notre chauffeur n’en fait qu’à sa tête, il a du vocabulaire, son mot préféré est : « no ». Il va où il veut, quand il veut, mais c’est un as pour s’extirper des sables mous et nous amener à bon port. Pourtant la frustration monte, on traverse des paysages à couper le souffle mais quand il a décidé que ce n’était pas le moment de s’arrêter pour prendre des photos, il dit « no » et écrase le champignon. On loupe des centaines de clichés. Cette histoire va finir au couteau derrière une dune …
LA PERTE DE SENS
Heureusement, il y a une traileuse belle comme une couverture de magazine érotique en 3D. La pulpeuse fait, à elle seule, 80% des photos de la course et cumule la durée d’un péplum en video. Même habillée d’un sac poubelle, elle trouverait le moyen d’être encore sexy. Elle a du mérite, son mec, un hidalgo espagnol très jaloux, lui a mis, avant le départ en Amérique du sud, une ceinture de chasteté en Gore Tex, un produit (très) technique mais qui peut provoquer certains échauffements. Il a malheureusement mis la clé dans la banque attaquée par l’équipe de la Casa del Papel…
Les coureurs sont comme des apparitions, ils surgissent des volutes de sable, cassés en deux. Certains grognent comme des sangliers têtus. Ce plateau est un enfer mais il annonce la prochaine arrivée de l’océan. Ça se fait brutalement : on/off. La fournaise, dix pas de plus et l’on arrive au sommet d’une falaise avec une vue à couper le souffle sur le bleu indilué… L’iode, l’humidité, les bigorneaux rappellent à la vie. Mais il fait d’ailleurs toujours (très) faim. Les chauffeurs et les locaux se sont organisés, ils ont désormais leurs propres réserves de victuailles sorties de nulle part. On lorgne dessus, histoire de faire un braquage. Mais ils se méfient, ils mettent tout sous clé dans les coffres des pick-up. Sur la plage, ils mangent entre eux du ceviche car un moustachu, qui ne voyage jamais sans sa canne à pêche, a sorti une espèce de daurade. Du côté des occidentaux, on en est à rassembler les dernières miettes des emballages de barres de céréales au creux de la main… Il règne une ambiance délétère.
Même habillée d’un sac poubelle, elle trouverait le moyen d’être encore sexy.
On commence à oublier pourquoi on est là… Des idées de cannibalisme germent. La rumeur colportée fait état d’un trail ; que nous serions venus couvrir cette course… Les volontés sont émoussées. La seule énergie qui sous-tend chacune de nos actions : c’est avancer vers la finish line. Les barbes s’allongent, on ressemble plus à un troupeau de marcassins qu’à des aventuriers patentés. Même le bivouac n’est plus tiré au cordeau et les inénarrables tentes mono piquet s’affalent sous les butoirs du vent. Elles ont été plantées à la « Vas-y-comme-je-te-pousse »… Plus moyen de faire du pole dance, d’ailleurs les libidos ont été enterrées depuis bien longtemps au fond du jardin, avec une grosse pierre dessus. Amor Fati. Dans un coin de campement, l’armée marche au pas. Ce n’est pas franchement Full Metal Jacket, ils ont l’air plutôt décontractés du ceinturon. Faut dire que l’agent recruteur a vendu aux jeunes bleu-bite des champs de bataille, de l’héroïsme, le sens du devoir national, de la gloire… et ils se retrouvent à monter des tentes mess pour des joggeurs à casquette de Rommel le Renard du Désert avec logo Gatorade.
LE SABLE C’EST SUPER… QUAND ÇA S’ARRÊTE.
Innocemment, j’ai toujours cru que les déserts étaient des espaces immaculés, les derniers endroits, avec les pôles, où l’humain est une notion lointaine. Loupé. J’ai été l’un des derniers à trainer mon sac photo dans le Sahara algérien, avant que ça ne devienne trop dangereux. J’ai le souvenir de traces de 4×4 partout, sur des centaines de kilomètres. Quelle déception. Je me mets à la place des coureurs venus chercher en Amérique du sud des foulées pures, dans des espaces vierges. Là aussi, des traces de véhicules tuent les notions d’aventure, d’exploration. Quand les moteurs thermiques passent, on est projeté dans la banlieue de l’évasion, pas dans Into The Wild.
Sur un canapé, une influenceuse profère un tas de conneries avec un aplomb olympique.
Le temps s’est étiré, on ne sait plus vraiment depuis quand on vit ensemble dans ce désert. Un jour, surprise, un des commandants civils annonce qu’il s’agit de la dernière étape. On croyait pourtant que, tels des hamsters, on allait tourner dans le sable éternellement. On va pouvoir s’épousseter, descendre un camion-citerne de bières et manger autre chose que du lyophilisé. La ligne d’arrivée, enfin, sur un bout de parking. Retour de la civilisation du goudron. La dernière étape a été aussi de toute beauté, un tracé sur des falaises crème, léchées par l’Océan. Remise des médailles, quelques mots des officiels et les esprits dérivent peu à peu vers le retour en France. La soirée de clôture n’échappe pas au genre : discours fleuve, remerciements élastiques, podiums à gogo. Quand est-ce que l’on mange ? Sur un canapé, une influenceuse profère un tas de conneries avec un aplomb olympique. On aurait loupé une étape ? Aurait-elle gagné la course ? Elle nous fait un numéro de grande voltige, donnant l’impression qu’elle appartient à l’élite. Vraiment impressionnante au niveau du storytelling. Elle allume un photographe à coup de lance flamme, droit dans les yeux : elle veut qu’il vienne participer à son bain de minuit. Encore un sous influence de l’influenceuse. D’autres ont choisi d’aller au bordel local ; moins glorieux mais plus direct. Les coureurs ont fait le job en écrivant courageusement les pages de ce trail. Une histoire éphémère nourrie aux paysages superbes, l’opposée d’une SaintéLyon en quelque sorte… Le Sentier Lumineux n’a même pas daigné attaquer, ni même rançonner les coureurs sur le chemin du retour. Ce pays a définitivement perdu toutes ses valeurs. Triste.
Sources :
(1) Apocalypse Now, par Francis Ford Coppola, avec Martin Sheen, Marlon Brando, Robert Duval, Dennis Hopper, 1979.
(2) Fitzcarraldo, par Werner Herzog, avec Klaus Kinsky, 1982.
(3) Bienvenue au Gondwana, par Mamane, avec Michel Gohou, Antoine Gouy, 2016.
(4) Les raisins de la colère, de John Steinbeck, 1939. Prix Pulitzer en 1940.
(5) Méthylène-dioxyamphétamines. Substance apéritive d’Hunter S.Thompson.