13 / 10 / 2020

Nous avons contracté un curieux syndrome : l’ECP (Esprit de Contradiction Pervers). Dans un premier temps, on s’enthousiasme sur des innovations, de nouvelles pratiques et une fois que le grand public s’en empare, on découvre naïvement les dévoiements qu’une utilisation de masse provoque. Donc, par un effet boomerang dont la psychanalyse découvre à peine les ressorts, on est conduit à défendre les positions inverses de ce que l’on a annoncé plusieurs années auparavant. Il en va ainsi du VAE. Trois lettres très peu glam, un acronyme triste comme une façade d’immeuble post soviétique. Le vélo à assistance électrique, puisque c’est de lui dont il s’agit, est devenu comme la bagnole nucléaire (pardon, électrique), un objet de convoitise marketing incontournable, obligé. Ou comment la bicyclette est passée à la vitesse du son, du statut de machine ringarde à un artefact de modernité. La mayonnaise a mis du temps à monter mais elle a pris d’un coup. Les ingrédients ? Batterie, facilité d’usage, peu ou pas d’efforts en selle et blanc-seing écolo/vert.

Les « vrais » cyclistes disjonctent… 

Dès l’apparition des premiers VAE, les arguments des cyclistes (les vrais, ceux qui tètent des bidons et glissent une escalope dans le cuissard pour ne pas s’échauffer le fondement) ont fait florès : « un vélo électrique, pourquoi pas une mobylette ? », « c’est de la triche, ils nous doublent dans les cols sans efforts », « ils ne sont même pas fatigués, ce n’est pas du sport », « un truc pour fainéants ». Des assertions contre lesquelles on s’était d’ailleurs élevé, arguant que les avantages du VAE sont nombreux et peu discutables : des personnes qui n’auraient jamais caressé l’idée de se frotter à une selle pendant des kilomètres, ont découvert les joies du vélo, des cyclistes de plusieurs niveaux et de tous âges peuvent partager la même sortie, on peut rouler plus longtemps et plus loin grâce à l’assistance, avec possibilité de franchissement importante, notamment en VTT électrique… Nous étions donc d’accord, voire très emballés, avec la philosophie de cette machine mi-techno, mi-homme. 

Le VAE, horizon indépassable de la pédale ? 

Et puis, d’années en années, les pourcentages de vente du vélo pluggé ont frétillé, progressé, flirté avec la croissance à deux chiffres. Depuis, les courbes de progression dudit marché ne cessent d’étonner… jusqu’aux plus fervents enthousiastes, décoiffés par ce succès. Même le fourbe Covid-19 s’y est mis en donnant un coup de main magistral : après le confinement, les ventes de VAE ont atteint une progression stratosphérique de 117% en un mois. En 2019, il y avait déjà 388 000 propriétaires de VAE, le chiffre d’un million est avancé pour 2024. Contrairement à la voiture électrique imposée aux conducteurs par le législateur (États, Europe), les lobbys écolos, les marques ; le VAE se vend sans même tordre le bras des acheteurs : ça se fait tout seul, presque naturellement comme la multiplication des petits pains. Nous sommes allés trainer nos chaussures de VTT au Vélo Vert Festival de Villard de Lans, le grand rassemblement européen des passionnés d’off-road où l’on peut tester les nouveautés des marques. On a fait les comptes sur les stands : sur les centaines de vélos exposés, on a dénombré seulement une vingtaine de machines dites « traditionnelles », celles mues à la seule force des mollets. Ce constat sur le terrain est confirmé par les chiffres qui montrent une baisse des ventes de vélos « mécaniques » (un vélo pourrait-il être autre que « mécanique » ?). L’avenir est donc à la prise, à la batterie, aux électrons. Le VAE, horizon indépassable de la pédale ? 

Des mômes très chébrans

Cet été, dans nos montagnes on a vu une déferlante de touristes que l’on retrouvait habituellement à l’autre bout de la planète en train de boire des cocktails low cost . Le Covid a rabattu tout ce beau monde chez nous. Cartes rebattues. Là encore, nous avons fait les comptes sur les chemins : en VTT, les vélos mécaniques ont quasiment disparu. Le coup de sang nous est venu quand on a vu tous ces gamins sur des VAE, pour faire le tour du village, pour aller au bord du plan d’eau, trainer sur les pistes… Alors que, dans le monde, l’un des premiers rêves de môme est d’avoir un vélo, en occident, nos gamins KFCisés passent directement à des machines électriques. Soyons réactionnaires jusqu’au bout et égrenons les questions : est-ce si dur de pédaler ? Ont-ils réellement besoin de ce fatras de technologie ? Qu’avons-nous manqué dans notre rapport à l’outdoor pour exiger une telle assistance ? Les corps de certains citoyens ont-ils été à ce point transformés en gelée ? Jusqu’où va-t-on aller dans l’humain augmenté ? Toutes questions qui ne concernent pas les cas évoqués plus haut : personnes âgées, partage en famille… on pourrait rajouter aussi certains urbains qui font de longs kilomètres pour aller au travail. Mais les autres, les personnes en pleine santé ? Le plaisir du pédalage, les vertus d’un minimum d’effort seraient-elles devenues des valeurs d’un autre âge ? 

Le VAE est au vélo ce que la boule lumineuse est au sapin

Le VAE, serait-il un curieux contre sens historique alors que les voyants de la décroissance, du respect de la planète et le retour à la simplicité des choses s’allument ? Car le vélo mérite mieux que l’affliction d’une batterie hideuse, depuis l’invention de la capsule de bière, c’est pourtant ce que l’humanité a fait de mieux : deux roues, un pédalier. Olivier Haralambon dans Le coureur et son ombre (1) a ces mots lumineux pour décrire la petite reine : « Le vélo porte cette essentielle et géométrique disposition au paradoxe – voire à l’oxymore. Antoine Blondin a pu le décrire, je le cite de mémoire, comme, « depuis le bâton à gauler les noix, l’instrument le plus efficace qui ait été consenti à l’homme pour prolonger l’efficacité de son geste ». C’est plus que ça. Il est sans doute peu d’objets capables de s’accommoder si bien les natures indécises, de convertir l’inefficace en efficace, le désespoir en projet. Le vélo épouse, bâtit et donne un destin aux corps aquoibonistes. Il n’est pas rare que le seul fait de l’enfourcher sublime sur l’instant des piétons insignifiants, que des corps déjetés s’illuminent et s’alignent comme des cathédrales vivantes, que de petits hommes inaperçus, gauches dans leur habit de ville, éclaboussent subitement autour d’eux. » Et vint le VAE qui est au vélo ce que la boule lumineuse est au sapin de Noel : un besoin inventé de toute pièce. 

La véritable écologie : c’est le mollet.

Le VAE, au même titre que la trottinette nucléaire est la tarte à la crème du marketing de la mobilité (douce ?). Il faut dire que le discours écologiste a été dévoyé, on a fait passer les batteries pour des lanternes, pour un parangon de préservation de la planète. On décarbone chez nous pour mieux carboner ailleurs. On ne veut plus voir la pollution des énergies fossiles et on préfère le silence de l’électrique quitte à dévaster certains pays pour faire main basse sur les terres rares. On n’engagera même pas ici la discussion sur le recyclage délicat des millions de batteries, la production d’électricité nécessaire… Non, le VAE, c’est écolo et politiquement correct… Ce type de vélo s’est glissé dans nos univers au même titre que la montre connectée pour courir, l’application pour randonner, les chaussures qui comptent nos pas et nos calories… On me souffle pourtant que la véritable écologie : c’est le mollet, qu’il soit rasé ou non. C’est le poumon qui se dilate, le cœur qui retrouve sa fonction première : battre. Il nous semblait que pratiquer une activité outdoor c’était, comme l’a écrit Rosa Hartmut, « rendre le monde indisponible ». S’échapper, se ressourcer… débrancher, justement. On s’est trompé, à cinquante ans, c’est comme la Rolex au poignet, si tu n’as pas un VAE, signe de branchitude, tu es un looser. 

Franck Oddoux

Le VAE est au vélo ce que la boule lumineuse est au sapin de Noel : un besoin inventé de toute pièce.

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