03 / 03 / 2021
En 2006, j’ai passé près de trois mois avec un morceau de verre enfoncé dans le pied. Ce n’était ni un pari stupide, ni une dérive de la piercingmania, ni une tentative foirée de devenir fakir, mais juste une maladresse d’un soir de même pas ébriété. Un récipient en verre qui tombe dans la cuisine et éclate en mille morceaux que je ramasse, mais bien sûr il en reste un perfide planqué dans un coin, et le lendemain matin je me le plante dans le pied avant même d’avaler mon thé.
Bien entendu, je ne sais pas à ce moment que cet auto-stoppeur clandestin a décidé de m’accompagner plus de 80 jours – je me dis juste que c’est une belle entaille, et basta. Les jours passant et les douleurs et saignements aidant, je consulte un toubib qui ne m’est guère utile, même après une radio : « ptêt ben qu’oui, ptêt ben qu’non, s’il ne contient pas de plomb on ne verra rien à la radio et on ne peut pas savoir si vous avez un bout de verre dans le pied », me fait ce médecin pas Normand pour un sou mais pas bien constructif non plus. Et voilà comment je me suis retrouvé à vivre ma vie normale, c’est-à-dire marcher et courir à l’époque une centaine de kilomètres par semaine, avec un morceau de verre dans le pied. Ce n’est qu’à l’issue de ma deuxième course qu’il est ressorti, instant gore qui ferait passer la série Saw pour un remake de L’île aux enfants.
Bref, à l’issue de cette période douloureuse que j’exposai à l’époque à mes potes coureurs, je reçus de nombreuses marques de considération : « Respect mec, t’as couru les 12 heures de Bures-sur-Yvette avec un morceau de verre dans le pied, chapeau ! » Et cette vague d’enthousiasme n’a depuis cessé de m’interpeler. Moi, je trouvais que j’avais juste fait un truc complètement débile, avec potentiellement des conséquences désastreuses : le sectionnement d’un nerf aurait pu me poser des problèmes considérables et même pourquoi pas une invalidité. Mais non, la sentence des copains, c’était « ouah, bravo ! Respect ! » Quel décalage !
C’est donc à cette époque que j’ai pris du recul sur la notion de respect, un mot qui a bien évolué au fil du temps, depuis l’application sans question du dogme au Moyen-Âge, « l'aveu de la supériorité de quelqu'un » de Diderot et D’Alembert au XVIIIe, à ce « sentiment qui incite à traiter quelqu'un avec égards, considération, en raison de son âge, de sa position sociale, de sa valeur ou de son mérite » de nos jours. Et donc par application au milieu sportif, traiter quelqu’un avec égards en raison de ses performances sportives.
Et c’est là que la situation se corse, car la performance dans le milieu sportif est éminemment relative. En effet, si l’on pourrait de prime abord croire qu’une performance, c’est une performance, et basta, en réalité non, ce serait se fourrer le doigt dans l’œil. Certes, courir le 10 km en 32 minutes, le marathon en 2h35, gagner l’Ultra-Trail du Mont-Blanc ou terminer l’Ironman de Nice en 9 heures, ce sont des performances dans l’absolu. Mais tout le monde n’a pas cette notion d’absolu, et quand bien même, parfois le relatif prend le dessus sur l’absolu.
Exemple : qui de Kilian Jornet, vainqueur de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc en 2011, ou du 1133ème et dernier Finisher, arrivé 22 heures et 11 minutes plus tard, et qui a donc mis plus de deux fois plus de temps que le Catalan pour boucler la course, a obtenu le plus gros succès à l’applaudimètre ? La relativité, c’est que Kilian est un athlète, il vit par et pour son sport, et son succès est normal. Alors que le dernier, le gars qui se fait dépasser par les papillons dans les derniers hectomètres, qui accuse deux tendinites, une entorse, quinze heures de vomissements et une nuit complète d’hallucinations, ce gars-là est juste un gars normal, avec un boulot, une femme et deux gosses, un peu d’embonpoint, une tendance à siroter trop de binouzes en regardant éventuellement des matches de foot. Et ça, terminer une telle épreuve alors qu’on n’est pas intrinsèquement fait pour, ça mérite le respect. Non ?
Et me revoilà avec mon bout de verre dans le pied : bah oui, courir quelques dizaines de bornes en douze heures en se vidant de son sang par la voûte plantaire, ça mérite aussi le respect ! Non ? Alors si dans certains cas je suis bien d’accord avec la considération populaire – je n’ai moi-même pas été toujours très svelte, et je considère certaines de mes performances de seconde zone comme plus valorisantes que des performances pourtant meilleures mathématiquement parlant –, parfois, je trouve que tout ceci frise le ridicule et que l’on perd un peu le sens des réalités.
Certes, traverser la Manche (pas en TGV hein, en nageant !), finir un Ironman (3,8 km de natation, 180 km de biclou, 42,195 km à pied), réaliser l’ascension du Mont-Blanc, finir la Diagonale des Fous (la traversée de l’île de La Réunion via 170 km et 10 000 mètres de dénivelé positif sur des sentiers qui n’ont de sentiers que le nom) sont des performances en soi, et bien entendu les réaliser dans des conditions dégradées – blessure, handicap, mauvaise préparation, etc. – ajoute encore au challenge. Mais.
Mais on a parfois tendance à s’extasier devant de « fausses » performances, ou tout du moins à les sacraliser, et à ignorer les « vraies », ou tout du moins à les banaliser. Bien sûr les sports outdoor représentent un terreau fertile pour les exploits personnels, mais parfois l’exploit ne mérite pas vraiment l’attention – et le respect – qu’on lui accorde, fut-il mis en avant par un influenceur à la mode ou un site d’information en manque de papiers vendeurs.
Alors comment marquer des points dans l’échelle du respect ? Un conseil évident et simple à mettre en œuvre pour débuter : bouffez et picolez comme un Gérard Depardieu en grande forme. En moins de six mois vous aurez chopé une bedaine « Père Noël Style », et vos performances, même amoindries, en deviendront bien plus respectables. Un autre conseil super simple à suivre : arrêtez de vous entraîner comme une brute. Mieux vaut arriver frais, voire plus que frais, pour pouvoir endurer les souffrances sur le parcours de votre choix – course à pied, trail, vélo, escalade, natation – et paraître à l’arrivée davantage soulagé d’en terminer qu’heureux. Plus grandes seront les louanges.
Bien évidemment, quelques choix douteux en matière d’équipement devraient également vous faire gagner de précieux points : un bermuda ample et un t-shirt en coton sur marathon devraient vous apporter de jolies trainées sanglantes à l’entrejambe et aux tétons, de quoi avoir l’air d’un supplicié et vous faire progresser de deux niveaux d’un coup. Même chose pour le vélo : un BMX des années 80 en Downhill, ou mieux encore un Velib, Velo’v ou autre Velobleu à l’Embrunman vous consacreront comme chouchou des foules. Et si vous voulez crever les plafonds, il va falloir vous retrousser les manches et en plus des tips précédents, créer votre propre challenge, à l’apparence complètement barré et totalement hallucinant : grimper le Mont-Blanc en tongs, descendre l’Amazone à la nage sans combi (en brasse bien sûr, on reparlera d’ailleurs un jour du candiru), terminer la Pierra Menta en ski de fond (à votre avis qu’est-ce qui rapporte le plus de points : classique ou skating ?), ou faire une apnée au milieu de requins bouledogues en s’étant au préalable tranché un doigt de pied. N’oubliez évidemment pas de stotyteller votre beau défi en incluant moults citations dans la lignée de « no pain no gain », en dégottant une accroche bien sentie dans le genre « Personne ne voulait le faire mais moi je relève le défi », et en postant des tas de photos de vous en contre-plongée – peu importe ce que vous y faites, il faut bien que l’on voie votre triple menton et votre air badass.
Enfin, pour atteindre les cimes, sortez le joker association : non seulement vous êtes un dingue qui mérite le respect, mais en plus tout ça vous le faites pour une noble cause genre « une lance pour des pompiers » ou « chattes perdues du 9-3 ». Vous n’avez ni petit cousin cancéreux, ni une âme de Brigitte Bardot, ni une maladie qu’on ne voit que dans la série Docteur House ? Pas grave, une recherche Google vous permettra de taper dans le mille, en moins de trois minutes vous aurez dégotté votre cause désespérée et vous pourrez vous aussi arborer votre drapeau « Free Vosges » à l’arrivée de votre défi, succès assuré. Et enfin essayez de vous adjoindre les services d’un bon chargé de com’ (je vous file mon numéro par message privé, n’hésitez pas), c’est carrément rentable – une image vaut mille mots, etc.
Toutes ces histoires de respect, c'est bien rigolo, un peu flippant aussi parfois, mais finalement, qu'en retirer ? Que nos activités sportives en plein air, bien qu’elles prônent la liberté, l’émancipation des règles, la mise à nu de l’humain, ne sont pas exemptes des bêtes systèmes de classification ni des étiquetages et encore moins des batailles d’égo, mais qu’en parallèle nous arrivons à nous enthousiasmer aussi bien pour les performances chronométriques ou qualitatives des leaders de nos disciplines, que pour les performances individuelles des moins bons qui cherchent à s’élever au-dessus de leur condition. Et ça, finalement, c’est déjà pas si mal…
Par Emmanuel Lamarle. Illustration : Redge35