07 / 09 / 2020

Il est de petites morts symboliques qui font mal : l’historique shop « Naish Hawaï » d’Oahu vient de baisser le rideau. La lutte était définitivement inégale entre le tsunami Covid-19 et un marché du windsurf totalement atone ; mettre la clé sous la porte devenait inéluctable. Qui aurait imaginé cette triste fin pour le bouclar de Diamond Head, propriété de la famille Naish dont le fiston Robby est l’incarnation vivante du windsurf comme Edlinger pouvait l’être pour l‘escalade ? Les légendes, les mythes sont bousculés voire déboulonnés. L’époque balaye les certitudes et peut foudroyer un marché. Le windsurf n’est-il pas seul responsable de sa faillite ? Est-il une pratique en voie de disparition ? 

Souvenons-nous de l’autoroute A7, version 1985, celle du soleil, des cigales sur les aires et la grande plongée dans le sud. A l’époque, sur dix voitures fonçant à 110 km/, au moins quatre avaient du matériel de planche à voile sanglé tant bien que mal sur la galerie. On ne parlait pas encore de windsurf mais de planche à voile : le gros paquebot bien stable qu’il fallait porter à deux ou trois, qui explosait la consommation de la R18 de plusieurs litres tellement la prise au vent était terrible… La planche à voile, outil de plage, passe aujourd’hui pour un truc ringard. Ça ne l’était pourtant pas. C’était un outil de partage : toute la famille pouvait s’amuser dessus, quelle que soit sa forme physique, son âge ou son sexe. C’était un fantastique jouet polyvalent : on pouvait glisser avec une légère brise et taquiner le vent plus fort avec la célèbre voile tempête. Sans le gréement, elle devenait ponton de jeu, planche de SUP avant l’heure et jouet d’exploration de la plage vue de la mer. La planche à voile, bricolage d’un grand surf et d’une voile se vendait comme de petits (gros) pains. Un prix accessible a contribué à son succès quasi planétaire. Une ville comme Grenoble, coincée entre les montagnes (mais disposant d’un lac venté) comptait une quinzaine de surf shops ! Les anciens auront l’oreille qui frétille à l’évocation de certains magasins planqués parfois dans de petites rues improbables : Ia Orana, Vague à Bond, Mistal Shop (garagiste reconverti vendeur de boards), Service Loisirs, Ok Sport… 

Ce qui avait fait le succès de la planche à voile : facilité, convivialité, jeu.

La planche à voile était sans doute un peu trop « peuple », « main stream » pour qu’elle ne passe pas pour ringarde aux yeux de l’histoire. L’avènement du windsurf s’est empressé de donner un coup de volant dans l’autre sens. Don’t get me wrong, l’arrivée des petites planches et les horizons nouveaux ouverts (la trilogie : planning, saut, surf, vitesse) sont un progrès. Par contre, tout le discours de branchitude qui a accompagné la naissance des petites planches « sinkers » - soit celles qui coulent quand on monte dessus - a commencé à flinguer le marché. Pour s’amuser, il a fallu désormais un vent soutenu voire (très) fort. Il fallait aussi des abdos, des biceps (gros) et se revendiquer beach boy et d’une lointaine culture hawaienne. La cohabitation entre la glacière/bob/famille et le short à fleur/zinc sur la joue/jibe ne pouvait que saper les bases de ce qui avait fait le succès de la planche à voile : facilité, convivialité, jeu. Avec le water start, on venait de basculer d’une activité de loisir (et quasi de masse) à un sport réservé à une élite jeune et belle. Raymond et Sylvie ont commencé à aller voir ailleurs, tiens, du côté du VTT, par exemple… 

Dans le même temps, la presse et les marques ont amorcé une vaste déconnade. Selon l’idée vérolée que dans la presse spécialisée seuls les sportifs pointus achètent des magazines, le ton des papiers est devenu super branché (ils ont fait le même coup avec le snowboard). Le concept de « blaireau » a vu le jour, joli vocable qui désigne en gros « le-bon-père-de-famille-qui-veut-simplement-se-faire-plaisir-avec-un engin-de-plage-le-temps-des-congés-payés ». Dans un mystérieux grand écart symbolique, c’est à cette époque que plus on en avait une petite (planche) et plus on était viril. On se marrait bien à lire les reportages d’Hervé Hauss et autres pages saturées de photos de jumps, figures twikées… L’affaire devenait compliquée, de moins en moins accessible voire extrême. On nous vendait Sprecks et Hookipa alors que la plupart de véli-planchistes naviguaient sur le plan d’eau de Paladru avec des pêcheurs en cuissardes sur la berge. 

La grosse déconnade des marques

Les marques, pour justifier l’inflation de leurs prix, se sont jetées à corps perdu dans la complexification des produits toujours aussi fragiles et sujets à la casse (elles auraient inventé l’obsolescence programmée). Deux filaments de carbone et hop, 200 francs d’augmentation (les euros n’étaient pas encore nés), un boitier d’aileron intégré, 300, une poignée de wishbone soi-disant révolutionnaire 200, un tout nouveau mât en deux parties 400, une voile en monofilm 400… Et chaque année, une révolution technique censée changer le planchiste, pardon, le windsurfer, en rider en héros invincible : extrudé soufflé, double concave, triple concave tulipé, quadruple, aileron anti-cavitation, no-nose, matériaux issus de l’aéronautique, amortisseurs de talon… Il faut désormais changer, acheter, consommer pour être meilleur sur l’eau. La presse spécialisée et les marques fabriquent une tribu exclusive, une sorte d’entre-soi avec un cercle qui ne tarde pas à se rétrécir. Il faut intégrer ses codes ou se faire traiter de blaireau. C’est pourtant l’âge d’or du windsurf où les coureurs se pavanent sur la coupe du monde avec les bolides fournis par Audi, le sponsor. Un cigarettier aligne les dollars pour un circuit qui a de la gueule, Robert Tériitehau fait son show et la directrice du CROUS, alertée par des odeurs persistantes de résine epoxy découvre avec effroi que l’on shape dans les piaules de cité U. On ride Épluchures Beach, on s’encanaille à Tarifa, on pousse nos vieilles bagnoles pourries jusqu’à Essaouira, ville pas encore embourgeoisée à coup de dollars internationaux, javélisée et désormais site classé au patrimoine mondial de l’Unesco. On glisse sur l’eau avec la banane et c’est finalement tout ce qui compte. 

Les maires préfèrent les marinas : c'est plus bankable.

La descente aux enfers du windsurf était quasiment écrite, certains éléments de sa chute rappellent aussi ceux du snowboard : sport qui devient ultra spécialisé, recherche de la performance au détriment du plaisir, fédérations à la lutte pour récupérer des adhérents, marques qui découvrent peu à peu la concentration financière, concurrence d’autres activités plus « faciles » et accessibles. Il faut ajouter également que le windsurfer avec tout son barda fait une peu tâche sur les parkings Vinci du littoral. Les espaces de jeu se réduisent car les accès à la mer sont bétonnés et les portiques, barrières, caisses enregistreuses, plages réserves aux rabanes et autres bittes métalliques empoisonnent la vie de quiconque souhaite gréer son matos en s’extirpant de son van pourri. Les maires ont de tout façon fait leur choix : ce seront marinas, plages avec bains de soleil à louer, digues pour casser les vagues et cabanes à frites. 

Un tableau pas glorieux…

Quarante ans plus tard, si on fait les comptes, le tableau n’est pas franchement glorieux. Les surf shops se comptent sur les doigts de la main, les pratiquants ont quasiment tous migré vers le kite, le paddle ou sont allé voir ailleurs si le VTT, le trail running, le vélo de route ne sont pas, aussi, des activités vectrices de sensations fortes. Les marques dans un élan suicidaire continuent d’augmenter les prix (900 euros pour une voile, 2400 pour un flotteur) et font fabriquer à l’autre bout de la planète dans l’une des dernières usines. Toutes, ou presque, vendent aussi des SUP, des kites. Certaines disparaissent ou se retirent de ce marché (que sont devenus Mistral, North ?) où plus personne ne peut et veut payer le prix catalogue. Le winsurf n’a plus de visibilité médiatique, qui est capable de citer un nom de champion actuel ? Les magazines sont devenus des fanzines inconsistants ressassant depuis des décennies les mêmes sujets. Dans un effort désespéré (plus de moyens, d’abonnés, de ventes), ils tentent d’être moins élitistes en reparlant de freeride, slalom, foil : c’est trop tard. 

Le chant du cygne.

Sur l’eau, quelques ultra passionnés se disputent les vagues. Les derniers des Mohicans ont un excellent niveau, ils font de la résistance et ne troqueraient pour rien au monde leur wishbone. Certains fatiguent et se demandent jusqu’à quand ils pourront pratiquer encore cette glisse divine qui conjugue contact avec l’eau, vitesse, agilité, saut et surf. Car il faut être en forme, très en forme même pour ne pas subir, un peu comme en escalade. Les coureurs internationaux voient leurs contrats supprimés les uns après les autres, le World Tour a chaud aux fesses. Des young guns décomplexés sortent du bois, ils n’ont rien à vendre, sinon montrer leur immense talent. Cadors ou simples windsurfers de la première heure, tous se côtoient désormais dans le même espace de jeu : SUP, kite, foil, wing. Le windsurf, must-have des années 1985, est devenu une activité mineure de la glisse sur eau. Une simple réminiscence d’une époque glorieuse où tout réussissait à cette glisse qui se rêvait éternelle. 

Franck Oddoux

Le passage de la planche à voile au funboard avec un certain Robby Naish…

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