24 / 10 / 2020

À lire en écoutant Salut à toi des Béruriers noirs bien sûr. Ou J’ai vu de Niagara ? Bah, passez les deux. Et aussi Sad but true de Metallica tant qu’on y est. Et vous me ferez 20 pompes.

J’ai commencé la course à pied en 2003, le trail et l’ultra-marathon en 2004. En 17 ans (putain 17 ans !), j’ai vu le prix des chaussures de running passer les 100 euros, puis les 150, puis les 200. J’ai constaté que les magazines de course à pied devenaient des vitrines publicitaires plutôt que des aides à la pratique. Je me suis rendu compte que mes chaussures de course étaient mortes au bout de 800 km alors qu’il y a 10 ans elles duraient 1500 km.

"On nous vend de plus en plus le fait qu’on est incapable avec notre corps de courir correctement"

J’ai vu des petites organisations de courses mettre la clé sous la porte, incapables de mobiliser les coureurs face à de gros événements. J’ai constaté qu’on nous vend de plus en plus le fait qu’on est incapable avec notre corps de courir correctement, et qu’il nous faut forcément des aides technologiques. J’ai vu arriver les « teams » de marques et les coureurs « teamés » qui vont avec, véritables vitrines ambulantes hurlant malgré eux « si tu veux réussir ressemble-moi ! » J’ai vu mourir à petit feu le forum, site et magazine que j’avais contribué à faire vivre pendant dix ans. J’ai accepté qu’on me fasse devenir Master à la place de Vétéran, puis qu’on me change de catégorie tous les cinq ans plutôt que tous les dix ans. J’ai été payé pour mes services par des « échanges produits » plutôt que par de l’argent, quitte à devoir revendre ces produits par la suite pour me rémunérer. J’ai vu énormément de courses sur route « de village » glisser vers le trail parce que ça marche mieux.

"J’ai vu l’émergence de Strava et ses corolaires qui font de chaque coureur le « King de chez lui"

J’ai vu arriver des marques pratiquant de la vente pyramidale dans le monde de la course à pied. J’ai vu débarquer des coureurs consommateurs dans le monde du trail – « j’ai payé j’y ai droit ». J’ai constaté la montée en flèche des contraintes sécuritaires dans le cadre de l’organisation de courses y compris minuscules. J’ai vu l’arrivée des premiers coureurs professionnels dans le trail – ouf ils sont toujours peu nombreux et plutôt sympas. J’ai aussi vu des triathlètes de bon niveau se pointer sur 24 heures pour tout faire péter… et péter au bout de 6 heures (et j’ai rigolé). J’ai vu l’émergence de Strava et ses corolaires, les fameux KOM qui font de chaque coureur le « King de chez lui » jusqu’à ce qu’un vrai king débarque dans le coin. J’ai vu de nouvelles épreuves lancées par des organisations très bonnes sur le plan marketing, mais un peu moins sur le terrain.

"J’ai noté les premiers cas de dopage et de triche dans le trail et l’ultra

J’ai accepté de faire la queue derrière des Italiens qui couraient à cinq de front entre Chamonix et Les Houches. J’ai noté les premiers cas de dopage et de triche dans le trail et l’ultra. J’ai vu de « petites » marques se faire avaler par de plus grosses et par la même occasion perdre toute leur saveur. J’ai souri de voir des entreprises créer des circuits de trail tout en se prônant proches de l’environnement alors qu’ils te poussent à aller courir un 100 km à 10000 bornes de chez toi à grand renfort de kérosène. J’ai assisté aux guéguerres de clocher entre les vallées, les villes, les organisations « concurrentes ». J’ai vu survenir les premiers procès envers des organisations de course pour négligences suite à des incidents et accidents. J’ai grogné en voyant certaines épreuves réécrire l’histoire pour s’octroyer une bonne partie des lauriers. J’ai râlé de voir fleurir les méthodes de récupération high-tech (simulation d’altitude, cryothérapie, etc.) qui sont un non-sens dans un monde qui devrait s’orienter vers la sobriété. J’ai pleuré de voir des copains et des figures emblématiques du trail et de l’ultra disparaître – nous vieillissons. J’ai soupiré de voir la Barkley et le désormais célèbre Laz complètement déflorés par l’engouement médiatique qu’ils ont subi, perdant la majeure partie de leur charme – pour vivre heureux vivons cachés. 

"J’ai bouchonné sur des courses et j’ai dit « jamais plus !"

J’ai accepté de participer à l’organisation d’épreuves border-line parce qu’il fallait bien bouffer. J’ai écouté les nutritionnistes dire que la bière de fin de course, ce n’était pas bien – et j’en ai pris deux pour la peine. J’ai vu des acteurs de la communication sportive avec beaucoup de métier se faire larguer au profit de plus jeunes, plus « dans le mouv’ ». J’ai souri qu’on me regarde comme un Klingon au départ des courses parce que je porte un short datant de plus de dix ans. J’ai halluciné de voir le « prix au kilomètre » grimper encore plus que le dénivelé proposé sur les épreuves. J’ai soupiré de voir les semelles des chaussures enfler, enfler, enfler, faisant ressembler le trailer lambda à une drag-queen. J’ai été triste de voir des copains laisser tomber, par blessure, par lassitude, par manque de temps ou de motivation, et moi-même ma pratique a baissé. J’ai bouchonné sur des courses et j’ai dit « jamais plus ! » 

"J’ai été effaré qu’un sac-à-dos de trail me coûte aujourd’hui 4 fois le prix qu’il me coûtait il y a 15 ans – et être trois fois plus fragile"

J’ai ragé de voir perdurer ce site ordurier qu’est U-T…. dénotant une fois de plus de la bêtise humaine. J’ai été effaré qu’un sac-à-dos de trail me coûte aujourd’hui 4 fois le prix qu’il me coûtait il y a 15 ans – et être trois fois plus fragile. J’ai levé les yeux au ciel en voyant défiler les modes successives – Salomon, maximalisme, minimalisme, US touch, hipster… J’ai grommelé à l’arrivée des « influenceurs » dans notre milieu de passionnés, avec leur impression de redécouvrir le monde et par la même occasion de récolter des budgets de marques – et je me suis moqué. J’ai accepté contre mon gré de récolter des points ITRA pour participer à certaines courses. J’ai souri de voir les vieux cons ronchonner après les jeunes coureurs parce que ci et parce que ça – et maintenant c’est mon tour de ronchonner et d’être un vieux con, on vieilli – tiens je l’ai déjà dit ?

Ouais, j’en ai vu des choses en 17 ans (putain 17 ans !) à zoner dans le milieu du trail, et pas que des réjouissantes. Mais il y a un truc qui marche toujours : c’est d’enfiler ma tenue de course (de plus de 10 ans bien sûr, véridique), mes shoes (de moins de 800 bornes, bordel, véridique aussi), et de filer (allure Master 2 hein, tout est relatif) sur mes sentiers déconfinés. Et Là, il n’y a plus que ça qui compte : mes pieds qui s’activent sur ce monotrace, les arbres qui défilent de chaque côté, les relances (le secret !), les descentes à l’instinct, les montées au petit trot, gauche droite, une flaque on s’en fout, straight ahead (j’en suis resté à la mode US) ! Banzaï !

Emmanuel Lamarle

J’ai écouté les nutritionnistes dire que la bière de fin de course, ce n’était pas bien – et j’en ai pris deux pour la peine

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