15 / 09 / 2022
« Il va gagner, il le mérite ! » Si vous avez suivi l’UTMB 2022 sur les différents flux d’information en direct, vous avez forcément entendu cette phrase prononcée par Alix Noblat, la compagne de Mathieu Blanchard et son assistante sur l’épreuve. C’était au ravitaillement de Champeix, à 45 km de l’arrivée (sur 171 km), alors que Mathieu courait au coude à coude avec Kilian Jornet, déjà trois fois vainqueur ici même, et quasi imbattable sur la planète ultra-trail depuis plus de douze ans. Mathieu, de son côté, a réellement émergé dans le haut niveau du trail au sortir de l’épidémie de Covid-19, et n’a à son crédit sur l’UTMB « que » une troisième place l’année dernière. « Il a travaillé tellement dur » ajoute Alix, que forcément, cette course, il doit la gagner. Mais l’histoire retiendra que le vainqueur, c’est Jornet, pour la quatrième fois, et que Blanchard ne terminera « que » deuxième, avec un chrono canon.
Ce type de phrases – « on a travaillé dur », « on s’est sacrifié », « on y pense nuit et jour » - et sa conséquence « on mérite de gagner » m’a toujours fait sourire quand je l’entends dans les interviews de sportifs. Sports individuels, sports collectifs – et on pourrait même étendre cette observation en dehors du sport (concours de chant, record du kouign-aman le plus calorique au kilogramme, écriture d’un livre, examens, niaiseries télévisuelles du genre la meilleure boulangerie de France, le meilleur agent immobilier, le tueur en série le plus stylé, etc.) – procurent moults exemples de discours de ce genre. Des discours qui sous-entendent que le fait d’avoir travaillé dur entraîne selon toute logique la victoire. Des discours à la gloire du mérite : si tu as travaillé dur, tu vas l’emporter.
Oui mais.
Oui mais Alix, crois-tu que Kilian, lui, ces dernières années, pendant que Mathieu avalait du dénivelé jusqu’à l’asphyxie, s’empiffrait de sentiers techniques jusqu’à la décalcification, se comportait à table comme un vegan anorexique, crois-tu que Kilian vivait la dolce vita auprès d’Émilie, une marguerite entre les lèvres, cheveux au vent, allongés au bord d’un superbe fjord norvégien avec leurs enfants, respirant l’air pur et se contant fleurette ? Moi, je ne crois pas. Pas plus que je ne crois que les adversaires de tous ces gens qui assènent de tranchants « il s’est tellement entraîné, il va gagner » ont de leur côté séché l’entraînement.
Oui, bien sûr, ce discours auto-persuasif n’est rien d’autre qu’un mantra, une ritournelle qui répétée avec suffisamment de conviction ancre au plus profond de soi et de l’être coaché la certitude que oui, ça va le faire. De la préparation mentale en somme. Et la prépa mentale, ça marche, c’est prouvé, mais le truc, c’est que désormais tous les champions en font. Et pas que les champions, les livres pour booster son mental dans tous les domaines (sport, entreprise, études, vie sexuelle…) ont fleuri cette dernière décennie, et à peu près tout individu recherchant la performance est affranchi dans ce domaine. Y compris (surtout ?) dans le domaine de l’ultra-trail. D’où une ultra-concurrence.
« Dans un secteur concurrentiel, beaucoup ont du mérite, mais peu réussissent. Ce qui sépare les deux, c’est la chance. » Cette phrase due à l’économiste américain Robert Franck dans son livre Success and Luck (2016) casse un peu le mythe de la réussite, des self-made men, des entrepreneurs aux dents blanches et à l’auréole au-dessus de la tête. Si l’on retourne sur le terrain de l’UTMB 2022, on prendra soin de ne pas oublier que quelques heures avant de prendre le départ de la course, Kilian Jornet n’était même pas sûr de participer : « Avant le départ, je n'étais même pas certain de pouvoir en être vu un récent test positif au Covid. » Et puis à une quarantaine de bornes de l’arrivée, le Catalan hésitait à abandonner… Qu’est-ce qui l’a fait basculer du « bon » côté ? Peut-être bien justement son rival du moment, Mathieu Blanchard. Jornet revenait sur ce passage difficile après sa victoire : « Il [Mathieu Blanchard] m'a beaucoup aidé. Quand il m'a doublé, j'étais dans un trou avec tout mon corps qui n'était pas bien. J'ai pensé même abandonner. J'ai dit à mon staff que tout mon corps me faisait mal. J'ai essayé de suivre Mathieu et il m'a remotivé après Champex. Ensuite, je me suis dit il faut aller jusqu'à Chamonix. À Champex, j'ai bien mangé, j'ai récupéré un peu et puis je suis reparti. » Et l’on connait l’issue de ce nouveau départ. Alors, travail et mérite ? Opportunisme et chance ?
Aborder l’idée de victoire par le prisme de la chance est une hérésie ; au contraire, lorsque la réussite est déterminée par le mérite, chaque victoire peut être considérée comme le reflet de sa propre vertu et de sa valeur. C’est extrêmement valorisant. Et pour le public, pour les spectateurs, c’est rassurant : la part de travail en amont précède le résultat, et ceci explique pourquoi les individus sont à cette place et pas à une autre dans l’ordre social. Cette idée laisse croire en un monde juste, et bien évidemment, nous tous souhaitons que le monde soit juste. Ce n’est pas l’Ordre National du Mérite, le « Travailler plus pour gagner plus » ou la méritocratie d’Elisabeth Borne qui diront le contraire. Le sport est un peu une vitrine de cette méritocratie : « Le sport incarne une contre-société idéale, en prétendant récompenser l’effort de manière juste. Le sport est un support tout trouvé pour vanter les mérites du travail » – Raphaël Verchère (Docteur et agrégé de philosophie, ancien coureur cycliste).
Tous égaux derrière la ligne de départ, mais un seul vainqueur, celui qui le mérite le plus, c’est l’idée qu’a creusée Isabelle Queval (philosophe et enseignante-chercheuse, ancienne sportive de haut niveau) : « Toute compétition sportive met en scène la tension entre une démocratie de principe, celle de la ligne de départ, et une aristocratie du résultat, soit la victoire du champion. » Et cette tension était évidemment présente sur cet UTMB 2022, fou comme toutes les dernières éditions, avec au départ une demi-douzaine d’hommes susceptibles de gagner. La course féminine était elle aussi particulièrement compétitive, avec une demi-douzaine de prétendantes à la victoire, et un scénario lui aussi à rebondissements, couronnant finalement l’Américaine Katie Schide.
Pour en revenir à Mathieu Blanchard et à sa coach du moment Alix Noblat, l’idée de victoire s’est effectivement fortement ancrée en lui en Suisse, comme il le racontait en interview d’après course : « Entre La Fouly et Champex, il y a une longue ligne droite. Je voyais Kilian au fond de ce long couloir et je l'ai rattrapé en trois minutes. Il allait vraiment très doucement et quand je suis arrivé à côté de lui je me suis dit : ‘il est mort’. Je me suis même excusé et je lui ai dit ‘bon courage’. Je pensais qu'il allait arrêter quelques mètres plus loin. » Mais l’histoire est toute autre, les deux gars se motivent l’un l’autre et en poussant leurs corps dans leurs retranchements, ils arrivent à dégommer le record de l’épreuve. « Nous avons l’exemple d’une méritocratie qui peut faire rêver » conclut Isabelle Queval.
Oui, l’UTMB 2022 comme toutes ces épreuves démentes nous font rêver. Mais le rêve, ce n’est pas la réalité. Et il ne suffit pas toujours d’y croire et de penser que c’est juste, mérité, pour que ça arrive. Dommage Alix et Mathieu, à l’année prochaine ?
Par Emmanuel Lamarle.
Photo : Franck Oddoux. Mathieu Blanchard, Grand Col Ferret.
Légende : Mathieu Blanchard, Grand Col Ferret.
Photographe : Franck Oddoux.
La méritocratie n’existe pas : https://www.maddyness.com/2020/02/20/la-meritocratie-nexiste-pas/
Le sport de haut niveau n’est pas qu’une affaire de mérite : https://www.la-croix.com/Debats/Le-sport-haut-niveau-nest-pas-quune-affaire-merite-2022-09-05-1201231744
Le sport idéal démocratique : https://laviedesidees.fr/Le-sport-ideal-democratique.html