07 / 09 / 2020
Connais-tu À l’envers à l’endroit de Noir Désir ? Ce titre a presque vingt ans, mais il aurait pu être écrit aujourd’hui. Et même si ses paroles sont plutôt destinées à illustrer le non-sens que l’on nous propose (impose ?) aujourd’hui dans ce monde qui nous enferme de plus en plus dans un schéma uniforme transformant chaque être pensant en consommateur décérébré, je me permets de les transposer au contexte sportif. Car oui, quand j’entends « On peut toujours rêver de s'en aller mais sans bouger de là », quelque chose fait tilt dans mon esprit en cette période post-confinement1.
S’en aller sans bouger de là ? Mais c’est précisément ce qu’on fait des dizaines de milliers de sportifs pendant le confinement, qui à courir sur son balcon, qui à avaler du dénivelé dans les escaliers de son duplex, qui à pédaler comme un forcené sur son home-trainer connecté à Swift, qui à rejouer l’Ultra-Trail du Mont-Blanc 2019 sur son tapis de course (inclinaison à vingt-cinq pour cent), qui a répéter El Capitan sur les prises vissées au lambris de son grenier, qui à traverser la Manche dans sa piscine de huit par quatre, un élastique autour des pieds relié au prunier qui n’a rien demandé. J’ai tout lu, tout vu, tout entendu pendant ce confinement.
Un élastique autour des pieds relié au prunier qui n’a rien demandé.
Et j’ai moi-même pédalé sur mon home-trainer dans la chambre d’amis reconvertie pour l’occasion en salle de sport. Oui, j’ai sué sur place, je suis allé loin dans la distance et dans l’effort, mais sans bouger de là. Et quelque part, ça a été salvateur dans cette période de privation d’espaces, je cite encore Noir désir : « Prière pour trouver les grands espaces entre les parois d'une boîte ». Mince, avaient-ils prévu le confinement, la pandémie, le Covid-19, et… l’annulation de dizaines et de dizaines d’épreuves sportives de masse ?
Car oui, en France (pour le moment), aucun événement rassemblant plus de 5000 personnes ne peut être organisé. Exit l’UTMB, bienvenue à la frustration de 8500 personnes environ qui vont se la mettre derrière l’oreille (leur montre GPS bien sûr). Pas le droit de faire la queue pour retirer son dossard, puis de faire la queue pour parcourir le salon du trail, puis de faire la queue pour entrer dans l’aire de départ, de brandir les pointes de ses bâtons en l’air quand la papesse chamoniarde du trail dictera son habituelle litanie, puis de faire la queue sur le sentier menant aux Houches, puis de faire la queue pour remplir ses bidons au premier ravito, puis… Bon, ok, j’en rajoute un peu, mais beaucoup le prendront quand même, ce rabe de queue, de gré ou de force.
Enfin non, cette année, il n’y aura rien à prendre. Nada, walou, queud : l’UTMB comme des tas d’autres épreuves sont annulées. Du coup des initiatives fusent pour courir les épreuves en « Off », c’est-à-dire à la cool (normalement), sans dossard (normalement), sans organisation (normalement), entre potes (normalement), sans débourser un centime (normalement). Ouais ouais ouais, je te vois venir : j’en rajoute encore un peu ? Ben non, pas tant que ça : on a vu fleurir dans les différents groupes de trail sur Facebook et ailleurs des propositions de courses en Off, même parcours même date que la course originelle, parfois très propres sur elles, mais parfois avec un encadrement officieux (comprendre non légal au regard de la loi française) et une « cotisation ». La loi de l’offre et de la demande, ça s’appelle. Bon, ce n’est pas joli joli, mais à la limite, ce n’est pas si pire.
« Phygital », néologisme entre « physique » et « digital ».
Non, le pire, à mon avis à moi que j’ai, c’est ça : le trail à la mode phygital. C’est Bruno Poirier qui nous en parle dans Ouest France2 : « Phygital est un néologisme entre ‘physique’ et ‘digital’. Pour les adeptes du e-commerce, le vocable ‘phygital’ […] remonte à 2013. Il fut longtemps l’apanage de la ‘Génération Y’ dans leur manière de consommer. Avec le temps, le sport est aussi devenu un moyen de consommation, les marques créant à la fois la demande et l’offre. Certaines courses sont même des marques, comme l’UTMB. C’est d’ailleurs lors de l’annonce de son l’annulation, que ‘phygital’ est sorti du dico des ‘milléniaux’. » Merci Bruno pour cette découverte linguistique et cette explication – j’apprends du même coup ce mot et le fait que je surfe sur le phygital moi aussi depuis des plombes, car qu’est-ce d’autre que du phygital un GPS qui mesure tes sorties, tes entraînements, tes courses, pour le transposer ensuite sur ton ordinateur afin d’analyser (ou pas) et de corriger (encore moins) certains axes de travail (ah ah). Ou encore, à l’inverse, la récupération de traces sur un site tel tracedetrail.fr pour découvrir un massif que tu ne connais pas encore ? Bref, je – nous – phygitalisons tous ou presque depuis pas mal de temps, mais nous ne le savions pas.
Oui, d’accord, le phygital se révèle parfaitement utile et compétent dans de nombreux cas, comme les deux exemples précédemment cités ou bien sûr cette période de confinement. Que l'on se serve de ces outils en période dégradée pour tout de même maintenir une motivation et de fait une bonne forme, pourquoi pas. Et même oui, bien sûr. Que l’on utilise les outils digitaux pour repérer des parcours avant de les exécuter, pour analyser son entraînement et chercher à mieux vivre sa pratique sportive, évidemment. Mais que l'on glisse vers une pratique à distance généralisée avec comme toile de fond « se mesurer », « battre le record », « des dossards numériques », comme l'expose Fred Bousseau dans l’interview de Bruno Poirier, aïe aïe aïe.
« C’est une opportunité de participer à la course en courant de chez soi. […] Les applications de sport […] peuvent être des dossards numériques. » C’est donc ça, le monde de demain, ce monde de l’après où la prise de conscience universelle doit permettre à l’humanité, ses dirigeants en tête, de voguer vers un apaisement général et une élévation spirituelle vers les plus hautes sphères ? Isaac Asimov aurait sans doute souri s’il avait pu lire Fred, lui qui avait imaginé une humanité dans laquelle chaque personne vivrait sur une planète différente et n’aurait de contact avec ses congénères qu’extrêmement rarement. J’espère que les personnages d’Asimov ont accès à Swift et que les connexions inter-planètes sont meilleures que l’ADSL d’Orange…
Où sont le trail, le cyclisme, la natation, là-dedans ?
Bref, où sont le trail, le cyclisme, la natation, là-dedans ? Une course cycliste sur Swift n’est-elle pas plus proche d’un jeu vidéo que d’une vraie course cycliste ? C’est en tous cas ce que laissent penser les résultats et les propos des coureurs cyclistes professionnels qui se sont fait laminer par les habitués de l’application lors des courses organisées pendant le confinement. Ce n’est pas moi qui le dit, mais Lilian Calmejane3, : « En fait le niveau est bien plus élevé sur les courses amateurs virtuelles que sur le Tour de France… »
Mais bref (encore), à la limite, que les professionnels de la pédale se fassent ridiculiser par des professionnels du numérique (mais qui ont tout de même un sacré coup de pédale, hein), ça m’en touche une sans faire bouger l’autre. Non, ce qui me gêne vraiment, c’est que certaines personnes plutôt influentes dans le milieu sportif puissent envisager de virtualiser nos sports de la sorte. Alors certes, tout ça est bien utile dans le monde de merde dans lequel on vit en ce moment (je ne sais pas vous, mais moi de voir défiler des gens dans la rue masque en travers du visage, et de voir des enfants dans les cours d’école avec des visières de soudeur sur la tronche, ça me file la gerbe), mais il faudrait peut-être se rappeler l'une des facettes essentielles du trail, en particulier version ultra : le partage.
Tu sais, le partage, ce mot qui englobe les poignées de main ou les bises, les sourires francs, les demandes sincères de nouvelles, le café partagé en grelottant en attendant le départ à cinq plombes du mat’, les confidences à 2000 mètres d’altitude après 120 bornes, complètement défoncés par la distance, le dénivelé, les maux de ventre, le manque de sommeil, la ligne d’arrivée franchie main dans la main, et cette bière partagée cinq mètres après la ligne, avachis sur des chaises de jardin. Ouais, le partage quoi, mais version 1.0 hein, parce qu’aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on glisse vers le…
Là t’es peinard de bout en bout, tu maîtrises tout, personne t’emmerde.
Le partagytal ? Ben oui, faut suivre quoi, le partagytal c’est le partage version Phygital. On se fait son UTMB digital chacun chez soi sur son tapis de course (n’oublie pas l’inclinaison à 25%, je te l’ai déjà dit) – en plus l’avantage c’est que tu te fais moins chier que dans la montagne puisque tu peux regarder Netflix en même temps – et à la fin, on like et on commente la course de ses virtual partners et on se boit sa bière peinard sur son canap’, éventuellement en commentant ses coups durs par Skype – « À trois heures du mat’ j’étais trop défoncé, j’ai fait une micro-sieste de 8mn30 sur la serpillère à-côté de mon tapis de course, ça m’a reboosté grave ! ». En plus même pas la peine de prendre une douche de légionnaire après la course, de se traîner lamentablement jusqu’à sa tente au camping, de se taper la route du retour, les embouteillages, toutes les réjouissances du retour à la maison… Non, là t’es peinard de bout en bout, tu maîtrises tout, personne t’emmerde, même pas de bénévole pour te dire pendant la course « t’as fait le plus dur bravo ! » alors que t’es aux Houches, ou « ravito dans 5mn » alors que tu viens d’entamer l’ascension du Grand Col Ferret. Ouais, t’es seul dans ta piaule, personne t’emmerde. T’es seul…
C’est bien ça le pire, et bien sûr nous parlons ici du sport, mais il en va de la société et de la vie en général : peu à peu nous glissons vers une individualisation extrême. Oubliés les principes de mutualisation, de solidarité : payer pour les autres ? Ah mais non, ils n’avaient qu’à travailler plus à l’école ! Mais c’est passer un peu vite sur l’inégalité des chances qui sévit dans notre société, bien loin de cette phrase que j’ai lue quelque part, mais bon sang je n’arrive plus à me souvenir où – « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Un autre bouquin d’Asimov peut-être ?
La course à pied est sortie des stades dans les années 70 pour s’émanciper des règles trop strictes et d’une gouvernance centralisée4 (lisez ce document pdf en note 4, il y a des anecdotes qui valent vraiment le détour). Le reflet d’une époque bien sûr. Et puis à la fin des années 90, la course à pied a de plus en plus migré des routes vers les sentiers5 (je vous recommande, non je vous commande, si vous ne l’avez pas encore fait, de lire La folle histoire du trail de Jean-Philippe Lefief, et le fait que ce soit un pote n’y est pour rien : c’est un super bouquin). Les épreuves de pleine nature se sont multipliées, envoyant les coureurs aux quatre coins du monde (au sens propre : aucun continent n’y échappe !), sur les distances les plus variables, dans les environnements les plus extrêmes (désert, haute montagne, bois et boulevards parisiens (sic !)).
Prends une direction au pif, et cours, pédale, marche, peu importe…
Alors ne me dis pas que la prochaine évolution de la course à pied (et du sport en général, puisqu’on peut faire le parallèle en cyclisme avec le VTT, ou en natation avec les épreuves grand public de nage en eau vive, voire le swimrun), non par pitié, ne me dis pas qu’après avoir quitté les stades pour les routes, puis les routes pour les chemins, nous allons quitter les chemins pour… nos salons, garages, chambres d’amis et autres balcons6 ?
Pour finir ce billet comme je l’ai commencé, avec Noir désir donc, je t’invite à cesser de te « courber encore et toujours pour une ligne droite ». Sors de chez toi en vrai, ouvre ta cage thoracique et inspire un grand coup (bien sûr ceci n’est pas valable si tu habites une métropole de plus de 200000 habitants, désolé), prends une direction au pif, et cours, pédale, marche, peu importe, en souriant aux gens que tu croises, et en profitant pleinement de cette possibilité qui nous est donnée d’aller et venir librement. « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage. » Le voyage, ça commence au premier pas en dehors de ta maison.
Par Emmanuel Lamarle.
Une course cycliste digitale est plus proche d’un jeu vidéo que d’une vraie course cycliste
1 Confinement dû à la pandémie de Covid-19 : du 17 mars au 11 mai 2020 soit 55 jours.
4 http://www.annalesdelarechercheurbaine.fr/IMG/pdf/Waser_ARU_79.pdf